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Margaret Wilkerson Sexton, Les sœurs de Fillmore, Traduit de l’anglais par Laure Mistral, 01/05/2024, 400p, 23€.

Particulièrement inspirant, le livre de Margaret Wilkerson Sexton nous emmène à Fillmore, quartier afro-américain de San Francisco considéré, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale aux années 1960, comme le « Harlem de l’Ouest ». Il nous fait rencontrer Vivian Jones et ses trois filles – Ruth, Esther et Chloe – au moment où le rêve de la mère de voir les trois sœurs accéder au statut de star nationale de la scène jazz semble enfin pouvoir se réaliser mais où, entrant dans la vie adulte, celles-ci expriment des attentes différentes.
Mettant en mots avec finesse et justesse la disharmonie qui vient déstabiliser un quatuor de femmes jusque-là très soudé autour de la musique et de la danse, Les sœurs de Fillmore est la saga passionnante et attachante d’une famille dont la mère, élevant seule ses filles, n’a de cesse qu’elles s’en sortent au mieux au sein d’une communauté solidaire dans un pays où les discriminations liées à la couleur de peau demeurent courantes.
L’autrice nous offre une partition, à la fois romanesque et réaliste, où s’entrecroisent l’inépuisable ambition d’une mère énergique portée par les blessures incicatrisables d’une enfance en Louisiane, les aspirations de chacune de ses filles reflétant les possibles pour des jeunes femmes afro-américaines au cours des années 1950 et le projet de promoteurs blancs qui, sous couvert de rénovation urbaine, orchestrent la disparition programmée d’un quartier noir et de sa culture.

De l’ambition d’une mère…

Depuis toujours, Vivian aime le chant et la danse de la musique jazz. Mais plutôt que de s’y adonner elle-même, elle a déployé une intarissable énergie pour que ses trois filles les travaillent afin d’y atteindre les sommets de la notoriété à l’image de Bessie Smith, Billie Holiday et Sarah Vaughan tant admirées. Sous la houlette sans répit de leur mère, Ruth, Esther et Chloe ont dû se soumettre à un entraînement quotidien, à la fois obligé et fédérateur, qui les a conduites à se produire régulièrement avec succès dans les clubs de Fillmore.
Vivian a pensé qu’en œuvrant inlassablement à la réussite de ses filles sur toutes les scènes des États Unis et au-delà, elle les mettrait définitivement à distance de l’enfer de la Louisiane que, jeune mariée, elle a fui, mais qui demeure au plus profond d’elle-même. En s’installant en Californie, elle a bien sûr voulu les soustraire aux violences perpétrées par le Ku Klux Klan telles que « les maisons frappées par des bombes incendiaires et réduites à des squelettes, les hommes battus au point d’être méconnaissables… »
Surtout, depuis qu’à douze ans, lors d’une fête organisée dans une famille de blancs où, avec sa mère, elle servait, entendant et voyant chanter des femmes de sa communauté, Vivian a compris que des noires pouvaient avoir « un miraculeux talent de chauffeuses de salles capable de mettre une telle ambiance que même les blancs voulaient en tâter ! » Et, peu importe que la fille de la patronne, la surprenant spectatrice inconcevable, l’ait alors rappelée sèchement à l’ordre – « allez là, au boulot ! Tu t’es crue à une fête de négros ! » –, Vivian sut que les noirs pouvaient être reconnus comme bons chanteurs et danseurs. Elle n’aura de cesse que ses filles le soient ; elle en fera « les Salvations », un trio de jazz très apprécié.
C’est seulement quand celles-ci ont choisi l’orientation qu’elles souhaitaient donner à leur vie, que Vivian pu se dire qu’ »en entraînant les filles, c’est elle-même qu’elle entraînait », qu’elle s’y serait mise plus tôt « si elle s’était doutée qu’il y avait ça pour elle, ou plutôt en elle ».

… Aux aspirations de ses filles

Jusqu’à leur entrée dans la vie adulte, Ruth, Esther et Chloe se sont conformées à la volonté indestructible et inflexible de leur mère sans s’interroger sur les ressorts et les limites de leur propre implication dans les activités artistiques qu’elle leur avait imposées.
Si bien sûr, en donnant corps aux Salvations, les sœurs Jones ressentaient les tensions issues de leur mise en concurrence au sein du trio, distinguant et classant inévitablement leurs dispositions respectives (celle à la tessiture de voix la plus étendue, celle dont la présence sur scène attirait tous les regards, celle qui ne parvenait pas à cacher totalement la trace d’un travail laborieux…), elles n’en savouraient pas moins le plaisir et les rires d’une activité partagée en famille avec l’approbation inconditionnelle du voisinage. Incontestablement opérante, la jalousie entre sœurs trouvait toujours à être reléguée derrière l’émotion suscitée par leur interprétation originale d’un standard du jazz, tous spécialement quand le public, y adhérant avec fougue, faisait savoir qu’il avait perçu celle-ci,
Puis, vint le moment où chacune des trois sœurs a éprouvé le besoin de construire sa vie indépendamment de Vivian. Ainsi, alors que M. Franklin, le manager voulant propulser les Salvations sur toutes les scènes jazz du pays, comptait principalement sur Ruth qu’il estimait être la clé de voûte du trio, celle-ci choisit d’entrer dans une vie de femme américaine mariée et mère telle qu’elle s’annonçait possible parmi les noires en mesure d’adopter le mode de vie des nouvelles classes moyennes valorisées aux lendemains du second conflit mondial.
Tout en continuant à se produire avec Chloe, encouragée par Horace le libraire du quartier chez qui elle travaillait et dont elle admirait l’esprit contestataire, Esther se mit, avec passion, à écrire des chansons au service de la lutte contre l’expropriation des noirs de Fillmore et, en phase avec les modalités du Mouvement pour les droits civiques qui se développait dans tout le pays au tournant des années 1950 et 1960. Seule Chloe réalisa le rêve de Vivian en décidant de se produire en solo à travers les États-Unis. Elle partit au moment où elle renonçait à son amour pour le jeune blanc qui n’a pas voulu ou pu s’opposer à son père, l’un des promoteurs engagés dans la démarche d’expulsion des habitants programmée à Fillmore par les autorités de la ville de San Francisco.

Un quartier noir dans le viseur de promoteurs blancs

Pour nombre de celles et ceux qui venaient des États du Sud, Fillmore leur permettait d’avoir une existence qui, « même si elle était dure n’était pas intenable ». Tous et toutes étaient partie prenante d’une vie de quartier où les saveurs de bayou se métissaient sans encombres majeurs avec les premières facilités matérielles de la modernité que les blancs leur concédaient. Chez les parents, dont Vivian, il y avait notamment la conviction de connaître « un progrès ».
Leurs enfants sont devenus adultes au moment où le projet de rénovation urbaine se précisa. Les promoteurs blancs parcouraient de plus en plus systématiquement le quartier afin d’amener ses habitants propriétaires – d’abord les petits entrepreneurs et commerçants puis les bailleurs d’appartements – à vendre leurs biens contre une somme d’argent qui, du moins dans un premier temps, leur paraissait alléchante. La plupart finirent par accepter de quitter Fillmore.
Même si la lutte contre les expulsions organisée et menée par Horace le Libraire se solda finalement par un échec, elle accompagna l’entrée de la jeune génération noire dans un combat qui rappelait que si les crimes délibérément odieux du Ku Klux Klan avaient diminué, ils étaient désormais remplacés par les exactions davantage policées mais tout aussi inacceptables et condamnables d’un « Klan en costumes cravates ».

Le souffle de la traduction française du roman de Margaret Wilkerson Sexton proposée par Laure Mistral réussit parfaitement à nous faire ressentir et humer tout ce qui composait l’identité de Fillmore avant les démolitions : la préparation et la dégustation des repas, les séances de maquillage, de coiffage et d’habillage avant de monter sur scène ou de se rendre à un mariage, les sermons fleuves d’un pasteur habité par la foi et l’amour de ses fidèles, sans oublier, la précision et la sensibilité des indications de Vivian sur la manière de chanter et danser le jazz. Les sœurs de Fillmore sont un hymne à la fois tendre et engagé à toutes ces personnes noires qui, après avoir quitte le sud ségrégationniste, ont dû à nouveau se déplacer.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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