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Il faut resituer la « rencontre ». Franz Xaver Kappus est élève officier à l’Académie militaire thérésienne à Wiener Neustadt, en Autriche, une des plus anciennes écoles militaires au monde. Doué d’une sensibilité de poète, écrivant déjà des vers, des vers qu’il cache, il s’est engagé dans la carrière sans conviction : « Depuis les modalités du service jusqu’à la position sociale du corps des officiers, avec ses notions souvent ridicules d’honneur, de gloire, de bienséance, etc., j’ai pour tout cela conçu un si profond mépris que, bien loin de mes intentions premières, il m’est devenu impossible de conférer un sens supérieur aux devoirs qui s’y rapportent. » Un jour de l’automne 1902, un jour parfait, un messager vient jusqu’à lui pour donner corps et ailes à cette voix qu’il abrite en lui. Chapelain de l’Académie, Franz Horáček passe à côté du banc aux pieds « d’antiques châtaigniers » où le jeune homme, pas même vingt ans, un livre à la main, est plongé dans sa lecture. La scène est belle. Elle pourrait figurer dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe ou dans les Mémoires de Barry Lindon de William Makepeace Thackeray réinventée par Stanley Kubrick. Il est possible que nous sachions à l’avance ce que le ciel nous réserve de plus suave et que, lorsque le ciel descend un peu vers nous, nous tendions la joue. Au moment où le chapelain s’assied près de lui, le cœur de Kappus se met à battre d’un battement plus engagé, de lui encore inconnu. « Montrez-moi ce que vous lisez. » Horáček vient d’arracher le livre des mains de Kappus. « Mir zur Feier » (« Pour me fêter »). Horáček feuillette, hoche la tête et dit : « Ainsi donc, l’élève Rilke est devenu poète ».

Pas seulement poète, s’entend dire Kappus, sans le dire, mais un des plus grands, auteur déjà, il a vingt-sept ans, du Livre d’heures, du Livre des images, entré tout récemment au service du sculpteur Rodin à Paris pour apprendre à y travailler son français et sa mélancolie. Comment le chapelain l’a-t-il connu ? Avant de gagner l’Académie, Horáček a été aumônier à l’école des cadres de Sankt Pölten où Josef Rilke avait inscrit son fils René. « C’est là que je l’ai rencontré. – Quel être était-il ? – C’était un garçon tranquille, discret, très sérieux, on le sentait doué de fortes capacités qu’il n’utilisait jamais pour briller. Au contraire, il se tenait à l’écart, au silence et supportait l’existence de l’internat qui n’avait pas l’air d’être du tout à son goût avec une résignation élégante et douloureuse. À la fin de la quatrième année, il fut admis au lycée militaire mais ne tarda pas à décrocher. »

La poésie exigeait-elle qu’on fasse des choix, qu’on se mette en ordre, qu’on la serve d’un cœur pur ? Ce que Rilke avait fait n’éclairait-il pas d’une lumière crue la situation où le jeune Kappus se débattait ? Pourquoi ne pas lui écrire pour lui dire l’étonnante similitude des souffrances qu’on endure parce qu’on veut leur donner la justification du devoir ? « Et c’est ainsi qu’une lettre naquit, presque malgré moi, en accompagnement de mes vers, une lettre dans laquelle je m’ouvrais sans retenue, comme jamais je ne l’avais fait auparavant et ne le fis plus tard devant personne. » La lettre gagne le siège des éditions Insel Verlag à Leipzig où Anton et Katharina Kippenberg sont à peu près les seuls au monde à savoir où peut bien se trouver Rilke, écrivain migrateur, écrivain secret et sans aucune attache. La lettre postée à la fin de l’automne 1902, quitte Vienne, file jusqu’à Leipzig, à la vitesse où les lettres filaient en 1902 et redescend à Paris, au 3 de la rue de l’Abbé-de-l’Épée, dans le cinquième arrondissement. Si la première lettre de Kappus qui ouvre cet extraordinaire échange manque à l’appel, nous avons pour la première fois sous les yeux en langue française, la totalité des autres lettres du jeune poète adressées à celui qui était devenu entre-temps, après sa rencontre avec Lou Andreas-Salomé, son amante et sa sœur d’âme, Rainer Maria Rilke. Le jeune poète dont nous découvrons les lettres pour la première fois a maintenant un nom, une épaisseur, une douleur, une histoire. Nous comprenons pourquoi Rilke a pu prêter à cet inconnu, recevant ses lettres, cette attention, a pu lui donner son temps, chercher à lui apporter le réconfort qu’elles appelaient.
Âme tourmentée, torturée faudrait-il dire, comme Rilke, Kappus de son côté sent tout de suite, dans la réponse de son aîné, qu’il a été compris, pour la première fois, qu’il va pouvoir s’épancher sans craindre qu’on se moque, sans redouter qu’on le blesse encore :

Voyez-vous, très honoré Monsieur, vous me faîtes tant de bien que je ne peux m’empêcher de vous confier, à vous précisément, ce que j’ai dû enfouir au plus profond de moi et n’ai jamais pu dire jusqu’ici à personne. Ceux qui me sont le plus proches sont ceux-là mêmes dont je suis le plus loin.

Rilke n’a pu manquer de sentir chez ce jeune poète une aspiration à la solitude des hauts fonds, cette nuit où il faut descendre pour que l’être s’émonde. Et il veut l’aider, de toutes ses forces et il l’aide :

Il m’est difficile, dans les conditions qui m’entourent, de trouver le chemin de moi-même et de ne pas me perdre. S’il m’est donné de ne jamais devenir un esprit mécontent, ou grincheux, je le devrais à vous seul, qui m’avez prodigué sans compter des royaumes de beauté.

Rilke a consacré le plus clair de son temps à écrire des lettres à des femmes, beaucoup de femmes, à des inconnu(e)s qui croisaient la route du poète ou de l’homme, à des ami(e)s qui soutenaient son effort de vie. Dans cet art il fut celui qui éclaire et qui apaise, un maître d’attention incomparable. Pour faire grandir ses interlocuteurs, il disposait au-dedans de lui d’un nuancier de couleurs presque infini, d’un cœur doué d’une oreille absolue. La beauté de ses lettres, leur élévation spirituelle ont laissé ses interlocuteurs, comme elles nous laissent, plus hauts, plus beaux, plus vrais :

Vos lettres, très honoré Monsieur, sont si pleines de connaissance éternelle, de vision et de compréhension pures, qu’on en devient tout humble et silencieux, comme un homme en prière.

Jean-Philippe de TONNAC
contact@marenostrum.pm

Rilke, Rainer Maria, « Lettres à un jeune poète », Traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb, postface de Erich Unglaub, Le Seuil, « Fiction & Cie », 08/10/2020, 1 vol. (144 p.), 17,90€

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