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Baptiste Roger-Lacan (Dir), Nouvelle histoire de l’extrême droite. France 1780-2025, français, Éditions du Seuil, 10/10/25, 384 pages, 24€

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À travers les siècles, l’extrême droite française s’est incarnée dans une multitude de formes, de figures et de discours, mais elle a toujours cristallisé trois lignes de force : la haine du progrès, la peur du déclassement et l’obsession de la pureté. Ce sont ces trois pulsions, tapies derrière les masques changeants, que cette Nouvelle histoire de l’extrême droite met en lumière avec rigueur et brio. Une radiographie intellectuelle et politique qui éclaire les discontinuités autant que les obsessions persistantes.

Quand la République enfante ses ennemis dans la durée

L’extrême droite française n’est pas un accident de l’histoire, une anomalie surgie des décombres d’une guerre perdue ou une scorie de la modernité. Elle est, au contraire, une construction politique et culturelle patiente, une lente sédimentation de refus et de rancœurs dont l’ouvrage collectif dirigé par Baptiste Roger-Lacan, Nouvelle histoire de l’extrême droite. France, 1780 2025, retrace la généalogie avec une minutie impressionnante. La Révolution française apparaît non comme une simple date, mais comme une fracture originelle, une blessure ontologique qui, jamais refermée, continue de suinter dans l’imaginaire d’une part de la nation. Ce livre puissant démontre que le cri de 1789 a enfanté, par contrecoup, un silence tenace, une négation obstinée qui deviendra le terreau de toutes les colères futures. C’est la naissance d’un long refus, qui se mue en projet politique : « Depuis 1789, les divers courants de l’extrême droite ont toujours soutenu que l’égalité n’est qu’un mythe, affirmant au contraire que l’inégalité — qu’elle soit d’origine divine, biologique ou culturelle — constitue le fondement de l’ordre social. »

Dès lors, face au récit triomphant de la République, un autre s’échafaude dans l’ombre. Cette « contre-histoire », qui est tout sauf anecdotique, devient un instrument de combat. Les quatorze spécialistes réunis dans ce volume en dissèquent les rouages, depuis les premiers écrits des chevaliers errants de la contre-révolution jusqu’aux pamphlets contemporains. On y voit à l’œuvre une fabrique de la mémoire où la défaite devient martyre, où le passé est un Âge d’or souillé, où l’ennemi n’est jamais à l’extérieur mais toujours déjà à l’intérieur : juif, franc-maçon, protestant, métèque. Le livre cartographie avec une précision saisissante la pensée de ces premiers architectes du ressentiment, de Charette, le sabre au clair, à l’abbé Barruel, théoricien obsessionnel du complot, de Bonald, le contempteur glacial des Lumières, à Drumont, qui fera de l’antisémitisme la clé de voûte d’un nationalisme de masse.

La haine d’hier structure les récits extrémistes d’aujourd’hui

Là où une lecture superficielle verrait des ruptures, l’ouvrage tisse des fils invisibles. Le régime de Vichy n’est plus ce hoquet de l’Histoire, cette parenthèse honteuse, mais l’épiphanie monstrueuse d’un siècle de maturation contre-révolutionnaire. C’est le moment où les haines éparses, les fantasmes accumulés, les projets autoritaires convergent enfin pour prendre le pouvoir. L’antisémitisme d’État, la liquidation de l’héritage républicain, le culte du chef charismatique : tout ce qui semblait cantonné aux ligues et aux cénacles devient politique d’État. Les chapitres consacrés à cette période montrent avec une clarté redoutable que la Révolution nationale de Pétain fut, avant toute chose, l’heure de la revanche tant attendue par les héritiers idéologiques des vaincus de 1789.

De l’épuration à nos jours, le phénix extrémiste renaît sans cesse de ses cendres. Les continuités sont frappantes. La défense de l’Algérie française recycle la rhétorique du territoire perdu et de l’honneur bafoué. Les nostalgiques de l’OAS, les activistes de Jeune Nation, puis les militants d’Ordre Nouveau, et enfin le Front National et ses métamorphoses contemporaines, ne cessent de puiser dans le même réservoir sémantique. L’ouvrage démontre brillamment cette permanence du verbe : la France est un corps menacé par des agents pathogènes, un organisme qu’il faut purger, un territoire assiégé par une « invasion » barbare. Cette grammaire de l’angoisse, faite de métaphores organiques, d’un lexique obsidional et d’une syntaxe de l’urgence, traverse les siècles, se réinventant au gré des crises. Elle prouve, si besoin était, que pour ces courants, l’histoire n’est pas un champ d’investigation mais un arsenal. En effet, face au récit académique, « L’extrême droite produit une histoire alternative, anecdotique, héroïque, souvent conspirationniste. »

Le livre excelle à décortiquer ce palimpseste idéologique, où les vieilles haines de la contre-révolution catholique se superposent à l’antisémitisme racial, puis au rejet de l’immigré postcolonial. C’est un long travelling à travers les marges devenues centre, une exploration des caves où se sont forgées les armes qui menacent aujourd’hui la maison commune. La plume acérée des auteurs débusque les filiations, souligne les hybridations : comment la détestation maurrassienne de la « gueuse » se recycle en critique populiste de la « caste » ; comment le rejet de la modernité libérale s’allie à une fascination pour la technologie la plus brutale ; comment le culte des racines et du terroir s’accommode d’une vision supranationale d’une Europe blanche, de l’empire fantasmé à la forteresse assiégée.

L’extrême droite, une matière vivante qui hante notre présent

En refermant cette Nouvelle histoire de l’extrême droite, une sensation vertigineuse nous saisit. Loin d’être un simple objet d’étude pour historiens, cette tradition politique est une matière vivante, incandescente. Comment ne pas entendre, dans le discours contemporain sur le « grand remplacement », l’écho des prophéties macabres de Drumont ? Comment ne pas reconnaître, dans la dénonciation de l’« État profond » ou des « élites mondialisées », la vieille rengaine du complot judéo-maçonnique ? Les thèmes, les angoisses et les solutions radicales sont là, à peine grimés, recyclés : l’appel à un chef providentiel, la dénonciation d’une justice aux ordres, le mépris du parlementarisme, l’obsession de la décadence, le culte d’une virilité fantasmée.

La force de cet ouvrage est d’offrir, sans jamais sombrer dans l’anachronisme, une grille de lecture pour le présent. Il nous invite à une lucidité froide. La dédiabolisation, si souvent commentée, n’est pas un renoncement, mais une stratégie de conquête déjà expérimentée, de la tentative boulangiste à certaines franges du PSF dans les années 1930. La soi-disant rupture avec un antisémitisme devenu imprésentable cache mal la persistance d’une logique d’exclusion qui a simplement changé de cible, le musulman remplaçant le juif dans le rôle de l’autre absolu, inassimilable. Le livre révèle nos points aveugles collectifs, notre tendance à considérer ces phénomènes comme des éruptions épidermiques plutôt que comme les symptômes d’une maladie chronique.

Nouvelle histoire de l’extrême droite est donc bien davantage qu’une somme académique. C’est une œuvre de salubrité intellectuelle. Elle arme l’esprit contre les simplifications, contre la paresse des analogies, contre l’illusion que le monstre, une fois vaincu, ne reviendra jamais. Elle rappelle que les idées ont une vie longue, souterraine, et qu’elles peuvent ressurgir avec une force décuplée lorsque les conditions politiques et sociales leur sont favorables. Lire ce livre, c’est comprendre que l’extrême droite n’est pas seulement un parti ou une série de groupuscules ; c’est une culture politique, une sensibilité, un imaginaire, une « matière noire » de notre histoire nationale. Pour ceux qui refusent l’amnésie et la fatalité, cette lecture s’impose, non comme un réquisitoire, mais comme une indispensable leçon de ténèbres, éclairant les ombres du passé pour mieux discerner celles qui s’avancent vers nous.

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