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Antonio Scurati, M. – L’heure du destin, Traduit de l’italien par Marion Bauer, Les Arènes, 28/08/2025, 735 pages, 24,90€

Antonio Scurati, dont la plume s’est imposée comme l’une des instruments les plus affûtés pour sonder la mémoire italienne, nous livre avec M. – L’heure du destin le quatrième acte de sa pentalogie magistrale. Lauréat du prestigieux Prix Strega pour son premier volume et du Prix Mare Nostrum pour le troisième, l’auteur s’aventure ici dans les années les plus sombres, 1940-1943, lorsque la machine de guerre fasciste, lancée à pleine vitesse par la seule volonté de son chef, se disloque au contact du réel. Publié par Les Arènes, ce roman-document monumental est une descente dans les cercles de l’enfer d’un conflit qui expose la vacuité d’un régime. Antonio Scurati met en scène le moment charnière de la chute, l’instant où l’homme qui se voulait l’incarnation du destin de l’Italie devient le jouet tragique d’une Histoire qui le broie, entraînant avec lui toute une nation oscillant entre la servitude et l’abîme.

Anatomie de la catastrophe : l'Italie en guerre

L’œuvre s’ouvre sur un présage foudroyant. Le 28 juin 1940, à Tobrouk, l’avion d’Italo Balbo, figure solaire et rivale potentielle du Duce, est abattu par les tirs de la défense anti-aérienne… italienne. Ce baptême du feu fratricide et absurde donne le ton : la guerre de Mussolini sera une suite de dysfonctionnements tragiques, d’impréparation criminelle et de destins brisés par l’ironie. Dès lors, Antonio Scurati nous entraîne sur les multiples fronts d’un conflit que le régime croyait pouvoir mener en parallèle de celui de l’Allemagne. C’est la guerra parallela, illusion d’autonomie qui se révèle être une chimère coûteuse.

D’abord, la campagne de Grèce, initiée en octobre 1940. L’auteur dépeint cette aventure comme le fruit du caprice de Mussolini et de l’ambition vaniteuse de son gendre, Galeazzo Ciano. Cette “promenade militaire” annoncée, se transforme en calvaire dans la boue et le gel des Balkans, révélant au monde un “géant aux pieds d’argile”. Les soldats, mal équipés, mal commandés, sont sacrifiés sur l’autel de l’orgueil du chef. Puis vient le front nord-africain, le théâtre des sables. Le maréchal Rodolfo Graziani, “le boucher du Fezzan” efficace dans la répression coloniale, y démontre son incompétence totale face à une armée moderne. Ses atermoiements, ses dépêches plaintives à Rome, dessinent le portrait d’une vieille garde militaire dépassée, incapable de comprendre la nouvelle nature de la guerre. L’arrivée de l’Afrika Korps de Rommel, nécessaire pour sauver la mise, marque une autre humiliation : l’Italie, qui se rêvait puissance impériale, devient l’auxiliaire de son allié allemand.

Le roman chronique cette escalade de défaites sans jamais céder à la simplification. Antonio Scurati nous plonge dans la complexité logistique, stratégique et humaine. Il expose les carences matérielles dramatiques — le fameux “combat de la chair contre le fer” —, les ordres contradictoires et la distance abyssale entre les proclamations triomphales de Rome et la réalité vécue par les troupes. L’intégration de documents d’archives — extraits des journaux de Ciano, télégrammes de généraux, discours du Duce — ancre le récit dans une vérité factuelle implacable, rendant le contraste avec les illusions des protagonistes encore plus saisissant.

Le Duce et son cortège d'ombres

Au centre de cette fresque se trouve la figure de Benito Mussolini. Comme dans les 3 précédents tomes, Antonio Scurati cisèle un portrait psychologique d’une profondeur inouïe. Le Duce de 1940 est encore l’homme de la volontà, le joueur persuadé de son génie politique, certain qu’il peut entrer en guerre à l’instant propice pour récolter les lauriers sans payer le prix du sang. Il est l’homme du “dopo”, l’après-guerre, obsédé par la place qu’il occupera à la table des vainqueurs, aveugle à la catastrophe qu’il engendre. Au fil des pages et des défaites, cette confiance se fissure. Il devient irritable, superstitieux, cherchant des boucs émissaires. Il accuse ses généraux, méprise ce peuple italien qu’il juge indigne de son rêve, se replie sur un cercle intime où sa parole reste loi. Ses conversations avec Clara Petacci, retranscrites grâce à son journal, le montrent nu, pétri d’angoisses, se plaignant de la trahison de tous. Sa solitude est celle du tyran qui a fait le vide autour de lui et ne peut plus imputer ses échecs qu’au destin.

Les personnages secondaires sont tout aussi finement dessinés et constituent un miroir des multiples facettes du régime. Galeazzo Ciano, le gendre et ministre des Affaires étrangères, incarne le dilettantisme tragique d’une élite fasciste privilégiée. Cynique, vaniteux, il pousse à la guerre en Grèce avant de constater avec une lucidité désabusée, dans son journal, l’ampleur du désastre. Sa relation avec sa femme, Edda Mussolini, est également explorée. Fille du Duce, elle est une figure rebelle et complexe, qui cherche dans l’engagement comme infirmière sur le front un sens à une vie qu’elle sent vide et corsetée par son rôle officiel. Son expérience de la guerre, directe et brutale, contraste avec les abstractions de son père et de son mari.

Sur le terrain, d’autres consciences s’éveillent. Le soldat italien anonyme, notamment l’Alpin projeté sur le front grec ou le fantassin en Afrique, devient le véritable protagoniste tragique. À travers les descriptions de leurs souffrances, Antonio Scurati donne une voix à ces hommes sacrifiés, victimes de l’incompétence de leurs chefs et de l’idéologie mortifère du régime. Leur expérience du combat, loin de l’héroïsme de la propagande, est faite de peur, de froid, de faim et d’absurdité. Le général Mario Roatta incarne la froide bureaucratie militaire, un homme plus à l’aise dans les arcanes du pouvoir et les notes de service que sur un champ de bataille, illustrant la faillite d’un commandement déconnecté du terrain. À l’inverse, le major Paolo Caccia Dominioni, mentionné comme une figure clé de la bataille d’El Alamein, représente cette frange de l’armée qui, bien que fidèle, porte un regard lucide et désespéré sur les événements. Enfin, la réapparition d’Amerigo Dùmini, l’assassin de Giacomo Matteotti, en Afrique, agit comme un puissant symbole : le crime originel du fascisme, jamais expié, refait surface au milieu de la débâcle, rappelant la nature profondément violente et criminelle du régime.

Le crépuscule d’un dieu de plâtre

M. – L’heure du destin est une œuvre implacable. En se concentrant sur les événements qui marquent le début de la fin, Antonio Scurati démontre que la chute du fascisme était inscrite dans son ADN même : un mélange fatal d’arrogance idéologique, d’incompétence structurelle et de mépris pour la réalité. Le livre n’est pas qu’une chronique de défaites militaires ; c’est le récit de la décomposition d’une conscience collective, incarnée par un Mussolini qui, tel un dieu de plâtre, se fissure sous la première véritable tempête de l’Histoire. Une fois de plus, le génie d’Antonio Scurati nous offre une méditation profonde sur le pouvoir, le mensonge et la responsabilité. Plus qu’un roman historique, c’est une mise en garde universelle, rappelant que l’heure proclamée du destin est souvent le prélude à la plus amère des leçons : celle que l’on reçoit lorsque la réalité, trop longtemps ignorée, vient frapper à la porte…

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