Jeferson Tenório, L’envers de la peau, traduction française de Lara Bourdin et Emanuella Feix, Mémoire d’encrier, 11/04/2025, 252 pages, 22€
Comment transmettre ce que les corps taisent, ce que la société rature, ce que la peau ne montre pas ? Avec L’Envers de la peau, Jeferson Tenório offre un roman poignant sur la transmission des douleurs et des tendresses, entre un père et un fils, dans un Brésil rongé par le racisme structurel. Mais au-delà du pathos, c’est dans les silences, les gestes et les fragments que se tisse ce récit d’une humanité préservée.
Entrée en matière et premières révélations
Le roman de Jeferson Tenório place d’emblée son narrateur, Pedro, dans la position d’un archiviste du sensible, au seuil de l’appartement de son père, Henrique, professeur de Lettres abattu par un policier. Le récit commence par ce vide que la violence a creusé et que les mots, désormais, doivent s’efforcer de combler. Il ne s’agit pas tant d’une enquête sur un meurtre que d’une fouille archéologique dans les décombres d’une vie, où chaque objet devient un vestige, une relique porteuse d’une histoire incomplète. Pedro, le narrateur, s’adresse directement à ce père absent, à ce « tu » qui hante chaque page, et sa quête est celle d’une vérité qui ne se trouve pas dans les rapports de police, mais dans la texture même du souvenir. Sa démarche est claire : « Je souhaite peut-être arriver à une sorte de vérité. Qui ne serait pas un point d’arrivée. Qui serait plutôt comme un parcours, une recherche, un casse-tête ». Le roman de Jeferson Tenório s’amorce ainsi, non comme le récit d’une fin, mais comme celui d’une genèse posthume, la reconstitution d’un père par son fils, un acte de deuil qui est aussi un acte de création. L’enjeu n’est pas de savoir qui a tué Henrique – l’identité des assassins est la face la plus banale et la plus brutale de l’État brésilien – mais de comprendre qui, en lui, vivait et résistait.
l'acte de deuil comme acte de création
La structure narrative de L’Envers de la peau n’est pas linéaire. Elle épouse les mouvements chaotiques et obsessionnels de la mémoire, avançant par fragments, par associations d’idées, par réminiscences déclenchées au détour d’un objet. Pedro arpente le « chaos » paternel, ce désordre qui l’« émeut », et c’est dans cette topographie affective qu’il recompose une cartographie des sentiments – ces afetos que la langue portugaise désigne avec une familiarité que le français peine à saisir. Un caillou, l’ocutá de l’orixá Ogum, dieu du fer et de la guerre, symbolise cette résistance spirituelle face à un monde qui voudrait tout aplanir. La narration est ponctuée de références culturelles qui agissent comme des balises dans ce parcours accidenté. On y croise le Crime et châtiment de Dostoïevski, qui devient pour Henrique un improbable outil pédagogique, un miroir tendu à ses élèves issus des marges, où la question de la culpabilité résonne avec une acuité particulière. On entend le vers désarmant de Jards Macalé, « a lua é gema de ovo no copo azul lá do céu » (« La lune est le jaune d’œuf dans la coupe bleue du ciel »), comme un îlot de beauté fragile dans l’océan de la dureté quotidienne. Carlos Drummond de Andrade ou le poète afro-brésilien Oliveira Silveira ne sont pas convoqués comme de simples citations savantes, mais comme des alliés, des ancêtres spirituels dont l’œuvre offre un langage pour nommer l’innommable, pour habiter le monde autrement. L’écriture de Tenório, dans un même mouvement, révèle la manière dont ces références s’inscrivent dans les corps, deviennent des parcelles de cet « envers de la peau », cet espace intérieur inviolable.
L'envers de la peau comme territoire de résistance
La force du roman tient à sa capacité à inscrire une histoire d’une singularité bouleversante dans une constellation de destins collectifs. Derrière la figure d’Henrique se profilent les fantômes de George Floyd, de Marielle Franco, de Nahel Merzouk et de tant d’autres, dont les vies ont été fauchées par la même violence systémique. Le Brésil de Tenório, de Porto Alegre à Rio de Janeiro, n’est pas un décor exotique, mais le théâtre d’une exclusion postcoloniale implacable, où les corps noirs sont en permanence soumis à la suspicion, au contrôle, à l’humiliation. L’expérience d’Henrique avec la famille de sa petite amie blanche est un concentré de ce racisme ordinaire, paternaliste et fétichiste, qui assigne à chacun une place et réduit l’altérité à un stéréotype, fût-il sexualisé : « J’adore ta peau blanche. J’adore ta peau, mon nego. J’adore ta chatte blanche. J’adore ta bite noire. » Cette douleur, qui imprègne tout, est ce qu’Henrique tente de combattre en tant qu’enseignant. Pas de posture héroïque chez lui, mais la fatigue et l’usure de celui qui a compris que son métier est une forme de résistance, une tentative obstinée de préserver chez ses élèves la possibilité d’une pensée, d’un avenir, d’une dignité. Il est celui qui, face au désastre, refuse de quitter le navire. C’est cela, peut être, « l’envers de la peau » : non une abstraction psychologique, mais un territoire politique, le lieu d’une humanité à défendre bec et ongles, car comme le souffle Henrique à son fils, « c’est là que se trouve notre humanité, et c’est cette humanité qui nous maintient en vie ». En refermant ce livre, il reste cette interrogation, lancinante et universelle : comment habiter le monde après la perte, comment cartographier non seulement une vie, mais une âme, et comment faire de cette cartographie un fragile bouclier contre l’oubli.
Chroniqueuse : Suzanne Ménard
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