Saint-Honorat est, avec Sainte-Marguerite, l’une des deux îles de Lérins situées dans la baie de Cannes, à quelques encâblures de l’étourdissante agitation touristique et médiatique de la Croisette. Cette petite île méditerranéenne, qui, depuis seize siècles, abrite une communauté monastique, sert de décor au dernier roman de Bruno Racine, « L’île silencieuse ». Un roman tout en contrastes où se croisent quatre personnes ayant choisi de faire une retraite de trois jours dans l’abbaye de Lérins.
Dans cet environnement préservé du tourisme de masse par des moines qui luttent en permanence pour en restreindre l’accès, Jean-Louis, Livia, Bernadette et Enguerrand, vont nouer des liens sincères. « La règle du silence interdit de faire connaissance autrement que par signes ou par gestes ». Alors, ils s’observent, se jaugent en silence et sollicitent leur langage non-verbal afin d’envoyer les bons signaux et donner plus de sens aux mots lors des rares conversations. Comme si le silence exacerbait la sincérité de l’être et poussait l’humain à se révéler dans ce qu’il a de plus intime, de plus enfoui.
Jean-Louis est peut-être le plus complexe des personnages. Cet homme de conviction, cultivé, est directeur de revue. S’il justifie sa présence par le besoin de fuir un temps « la pression des textes à relire pour le prochain numéro », il y est surtout pour obtenir des informations pour son amie, Anne, qui travaille sur le classement de l’archipel au patrimoine mondial de l’UNESCO. Malgré le côté « nébuleux » de ce projet en gestation et les conséquences qui pourraient en résulter (« c’est sûrement une arme à double tranchant : davantage de protection d’un côté, davantage de visiteurs de l’autre »), Jean-Louis s’y attèle avec rigueur, comme si ses liens avec Anne n’étaient pas seulement amicaux. Son rapport aux femmes semble d’ailleurs ambigu (« je ne sais rien refuser à mes amies »), comme le relève Livia qui l’a « surpris en train de (la) mater en douce » avant d’apprendre, au détour d’une confidence, qu’il a subi un traumatisme durant son enfance.
Livia, la benjamine du groupe, elle aussi fuit son travail. Pas celui d’artiste, auquel elle semble encore croire (sans grande certitude toutefois), mais celui qu’elle exerce par ailleurs, en secret, à des fins alimentaires. Car Livia est une « Nymphe » en souffrance qui vend sa chair à des hommes de tout âge, toute condition, mais qui fait montre d’une remarquable force intérieure, en dépit d’une apparente fébrilité. Violentée par ses démons, en proie à des angoisses morbides mais douée d’une intelligence subtile, sa retraite sur cette île contemplant l’infini lui offre l’occasion de « s’effacer du monde, s’évader des réseaux (…) sans aucune idée de la suite ». Malgré son jeune âge, Livia « ne connaît que trop la fragilité de la vie », ce qui force l’admiration de Bernadette.
Bernadette, c’est l’intellectuelle du quatuor. Cette philosophe surdiplômée, invitée tous les ans pour un séminaire à Stanford, est ici pour se concentrer sur la rédaction d’un livre qu’elle doit « terminer au plus vite », car elle est engagée dans une course dont elle ne maîtrise pasl’issue. Avant de venir à Saint-Honorat, elle a subi des examens médicaux et attend les résultats – qu’elle sait mauvais – avec appréhension. Malgré ses connaissances académiques, son esprit rationnel et son intelligence, elle peine à prendre du recul face à l’inéluctable, fustigeant les « dernières fois » que, à la différence des premières, l’on ne voit jamais venir. Bernadette, c’est son avenir qu’elle fuit sur l’île. « Toute ma vie, j’ai donné des cours sur le problème du mal. Le concept, c’est du sérieux, c’est du solide ; la réalité c’est autre chose ». Elle cherche en ce lieu où elle peut, le temps d’une cérémonie, refouler ses idées noires, un moyen de suspendre le temps et de retrouver l’espoir, « parce que l’espoir ne cesse jamais de briller, même au plus profond de l’abattement. »
L’espoir et la foi en la nature humaine, Enguerrand semble les avoir perdus quelque part entre le Rwanda et le Kosovo. Ce colonel à la retraite, ancien officier de la Direction du Renseignement Militaire, fuit quant à lui son passé. Cet athlétique sexagénaire est la caricature de lui-même, si bien qu’il est aussitôt détronché par ses camarades qui devinent en lui le militaire qu’il a été. Il ne saurait cependant être réduit à ce seul statut car Enguerrand est avant tout un agent de renseignement, un officier spécialisé dont la formation et l’expérience ont fait de lui un individu capable de s’adapter sans peine à son environnement. Enguerrand cerne d’ailleurs avec justesse Jean-Louis, Livia et Bernadette et évalue le terrain qu’il apprécie au niveau tactique : « L’emplacement est inabordable sur trois côtés et la tour n’est reliée à l’île que par un passage étroit ». Saint-Honorat est une forteresse qui isole du vacarme du monde et des calamités. L’île a bien connu des tumultes, mais elle a su y faire face et abrite aujourd’hui la plus ancienne communauté monastique d’Europe encore en activité. « C’est ici la foi qui sauve », résume Enguerrand avec clairvoyance.
Le silence semble avoir disparu de notre société moderne, balayé par les tweets, les buzz, les clashs, les bruits incessants de la télé-poubelle ou des réseaux (a)sociaux. Il est une vertu oubliée, ringardisée parfois, attribuée volontiers aux faibles ou aux pusillanimes, abandonnée à ceux qui ne font pas entendre leur voix. Or, le silence que Bruno Racine met en exergue avec finesse – et poésie parfois – dans « L’île silencieuse » est un hymne à la simplicité. Un hommage à ce qui nous rend intrinsèquement, fondamentalement, profondément humain. Il révèle toute la puissance de « gestes aussi simples que passer la corbeille de pain ou verser le café à sa voisine, le merci que l’on esquisse du seul mouvement des lèvres ou des yeux ».
Racine, Bruno, « L’île silencieuse », Gallimard, « Blanche », 13/05/2021, 1 vol. (146 p.), 15,00€
Florian BENOIT
article@marenostrum.pm
Retrouver cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant et sur le site de L’EDITEUR
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.