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Il est impossible de décrire Louis Massignon en un seul mot. Orientaliste, voyageur, hôte, militant politique, incroyant puis mystique, presque saint, il est trop souvent incompris. Par ses existences multiples, il semble nous échapper. Né d’un père agnostique et d’une mère croyante, Louis Massignon ressent dès le plus jeune âge une attirance pour l’Orient. Avec son camarade de classe Henri Maspero, qui deviendra par la suite un des plus grands sinologues français, Louis rêve de voyages. Déjà, il prend conscience de la force de l’Orient, qu’il cherche à réhabiliter dans les livres d’histoire, souvent effacé au profit des civilisations grecques et romaines. Il y dévouera toute son existence, ramenant à la vie le martyr le plus controversé de l’Islam, Mansur Al-Hallaj, crucifié pour avoir osé révéler l’indicible.

Dès le début, nous étions guidés par le besoin d’extrapoler l’emploi des méthodes de recherche qu’on nous exposait pour l’Antiquité gréco-romaine et pour l’histoire de l’Europe, au niveau de l’horizon de l’univers ; nous trouvions absurde qu’on négligeât ces immenses régions humaines que sont l’Asie, l’Afrique, l’Amérique précolombienne et l’Océanie, ces civilisations chinoise, indienne et musulmane. Ainsi naquit notre vocation d’orientalistes.

(Notes sur Henri Maspero pour Mlle Dr Rosa Katz, Massignon, 1970.)

Dans cette nouvelle biographie intitulée Le “catholique musulman”, Manoël Pénicaud s’attelle à une tâche presque impossible. Comment raconter Louis Massignon ? L’auteur s’appuie sur des photographies ; celles de sa vie et celles de ses objets personnels. Il le décrit à travers les lettres de ses amis, et de ses notes, certaines n’ayant jamais été publiées.
Ce qui caractérise Massignon, ce sont ses rencontres. À dix-sept ans à peine, il visite pour la première fois Joris-Karl Huysmans, alors un ami de son père, et qui va profondément le marquer. Quelques années plus tard, après un voyage épique au Maroc, il prend attache avec Charles de Foucauld. Il s’ensuivra une longue amitié et une fascination qui survivra à la mort abrupte de l’ermite, assassiné en 1916. Massignon sera l’un des membres actifs de “l’Union des Frères et Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus”, et l’honorera dans de nombreuses “lettres de la Badaliya”, du nom du groupe de prière qu’il fondera pour le salut des musulmans.” Devenu l’exécuteur testamentaire de l’ermite du Hoggar, il contribuera à l’ouverture de son procès de canonisation qui vient d’aboutir en 2021.
Mais sa rencontre la plus importante, qui le mènera plus tard sur les pas de Mansur Al-Hallaj, est celle de Luis de Cuadra, son double inversé, cet autre “Louis”. De cinq ans son cadet, Louis Massignon vivra une passion amoureuse avec ce jeune espagnol, une « saison en enfer » qu’il tentera d’effacer de son existence comme tenteront de le faire certains admirateurs de Massignon. Rescapé de Sodome, il s’évertuera à sauver l’âme de Luis, allant jusqu’à réaliser ce qu’il appelle une substitution mystique dans un espoir de repentance.

Cuadra est la clé pour lire dans le cœur de Massignon, l’autre Luis. Rappelons l’importance de Boullan dans le processus de conversion de l’écrivain catholique. Huysmans a été fasciné par ce prêtre déchu, “défroqué”, adepte de rituels sataniques … avant d’être absous à Rome en 1869.

Manoël Pénicaud : “Louis Massignon. le catholique musulman”

Cet épisode rimbaldien refoulé, Louis Massignon se jettera corps et âme sur les traces de Mansur Al-Hallaj. Faisant peu de cas des maints dangers qui le menacent, il part à Bagdad en tant qu’archéologue, tout en se lançant dans la quête de ce mystique soufi. Accusé d’espionnage, menacé d’exécution, c’est sur un bateau dans lequel il est le seul français, que Louis Massignon va recevoir la “Visitation de l’Étranger”, Dieu, cet Autre. Luis de Cuadra lui avait confessé que pour comprendre l’Islam, la seule chose à faire était de se donner, de devenir un esclave volontaire. C’est en pleine nuit, naviguant sur le Tigre, ligoté à son lit après avoir voulu se taillader la poitrine que Louis Massignon s’est offert à Dieu, soumis et prisonnier, criant le nom d’Al-Hallaj.
Redevenu chrétien parmi les musulmans, le voilà tiraillé entre la religion de sa mère et celle de l’Orient, sa patrie de cœur. Même lorsqu’à soixante-six ans il sera ordonné prêtre au rite melkite oriental, il dévouera le reste de son existence à la compréhension intérieure de la foi d’Al-Hallaj, qui lui a redonné la sienne.

Manoël Pénicaud dévoile les combats moins connus de Louis Massignon. Né sous la IIIe République, baigné dans une culture raciale et colonisatrice, le voilà devenu défenseur des colonisés. Dès 1929, il met en place des cours du soir pour les ouvriers maghrébins, cette organisation deviendra en 1948 l’ANARF (Amicale des Nord-Africains résidant en France). Cette même année, il s’engage pour les réfugiés palestiniens, qu’il visitera dans les camps de terre sainte, ce qui lui vaudra d’être accusé à tort d’antisémitisme. Puis en 1954, aux côtés de Camus et de Sartre, il préside, entre autres, le Comité pour l’amnistie aux condamnés politiques d’outre-mer.
Louis Massignon est un hôte. C’est ce que l’on doit retenir de cet ouvrage. L’hospitalité est une notion que l’on retrouve dans son œuvre, tout comme dans son existence. L’accueil chaleureux que lui feront les deux cousins Alûssy à Bagdad le sauvera du peloton d’exécution. Il dira que cette hospitalité l’a ramené vers la foi ; une dette qu’il aura toute sa vie envers le monde musulman, et qu’il lui rendra par la puissance de son œuvre.

L’hospitalité constitue un fil rouge dans ses luttes sociales qui sont aussi des combats spirituels, dans la non-violence. En 1962, il écrit dans la dernière lettre de la Badaliya : “L’aumône fondamentale est l’aumône de soi, c’est-à-dire l’hospitalité, qui est une synthèse des œuvres de miséricorde. L’exercice de l’hospitalité, axial dans l’Islam “abrahamique”, est axial pour la Badaliya. Car c’est le pauvre des pauvres, l’Expatrié par excellence, Dieu, qu’elle nous fait accueillir, caché, substitué, dans le plus désarmé de nos hôtes étrangers.

Manoël Pénicaud : “Louis Massignon. le catholique musulman”

Avec “Louis Massignon. Le catholique musulman”, Manoël Pénicaud rend l’inapprochable Louis Massignon enfin accessible. Souvent décrit comme un saint, l’auteur lui rend son humanité, dévoilant ses doutes, ses erreurs, son tiraillement intérieur entre deux mondes et entre deux hommes : Louis l’islamologue catholique, et Luis (son autre “je”), l’homosexuel musulman. Une biographie incontournable, si l’on veut mesurer l’influence de Louis Massignon sur la compréhension que nous devrions avoir du monde musulman en général, et de la puissance de sa mystique en particulier.

Éliane BEDU
articles@marenostrum.pm

Pénicaud, Manoël, “Louis Massignon. Le catholique musulman”, Bayard, 19/02/2020, 1 vol. (430 p.), 23,90€

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