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Sefi Atta, Made in Nigeria, traduction de Catherine Richard-Mas (anglais Nigeria), Actes Sud, 02/04/2025, 364 pages, 24€

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Et si le rêve américain n’était qu’un patient sur la table d’opération, son corps mythologique ouvert, ses organes – promesse, liberté, réussite – disséqués sous la lumière crue d’un regard étranger ? C’est précisément à cette autopsie que nous convie Sefi Atta dans Made in Nigeria, un roman qui déploie avec une intelligence caustique et une profonde humanité la tragi-comédie de l’intégration. À travers la voix de Lukmon, intellectuel nigérian déchu et père de famille catapulté à New York, l’ouvrage n’organise pas le récit d’une ascension, mais fouille plutôt les dédales psychiques de la chute ; une chute non pas sociale, mais identitaire, où le sol se dérobe moins sous les pieds que dans l’âme. Ce n’est pas un voyage, c’est une vivisection.

Sous les gratte-ciels, le vertige du déracinement

Pour saisir la complexité du tissu narratif que Sefi Atta tisse avec une maestria consommée, il faut entendre la résonance du Nigeria de la fin des années 1990 : un pays sorti exsangue de dictatures militaires, où la démocratie naissante peine à panser les plaies de la corruption endémique et de la stagnation économique. C’est cette toile de fond qui donne chair aux motivations des personnages : Moriam, l’épouse pragmatique, voit dans la loterie de la green card une carte vers la survie, un itinéraire de secours pour l’avenir de ses enfants. Lukmon, son mari et notre narrateur, y perçoit la perte de sa géographie intime, un exil qui efface sa position de professeur et d’écrivain en devenir pour le redéfinir en simple agent de sécurité. L’autrice, elle-même naviguant entre le Nigeria, l’Angleterre et les États-Unis, incarne cette conscience transnationale qui lui permet d’explorer les fractures de l’identité diasporique. L’exil n’est plus seulement un déplacement géographique ; il devient un miroir impitoyable où se reflète ce que l’on a perdu, ce que l’on espère, et surtout, ce que l’on n’ose pas devenir. Le roman explore cette topographie de l’âme où chaque rue de New York, chaque interaction, devient une frontière à négocier.

Entre lucidité postcoloniale et absurdité américaine

Le génie de Sefi Atta est de construire son récit sur un équilibre périlleux mais souverainement maîtrisé : celui d’une comédie de mœurs dont le ressort comique éclaire la tragédie de la condition immigrée. La voix de Lukmon, ce “détecteur infaillible de racisme” autoproclamé, est le principal vecteur de cette tonalité douce-amère. Pétri de certitudes postcoloniales, il cherche le racisme systémique là où il s’attend à le trouver, mais se heurte sans cesse à une réalité plus insidieuse, plus complexe, faite de préjugés culturels, de snobismes de classe, et parfois, de la simple et brutale indifférence américaine. Sa lucidité corrosive, il la retourne contre son pays d’origine avec la même verve :

Notre économie tâchait encore de se remettre d’une dictature. Nous avions récemment eu des élections générales après quinze ans de régimes militaires, et qui avions-nous installé à la présidence ? Un ancien chef d’État, militaire en civil [...] J’en ai conclu que ce retour à la démocratie signifiait seulement que désormais, n’importe quel type corrompu et incompétent pouvait gouverner le Nigeria en toute légitimité et que, donc, l’heure était peut-être venue pour nous de partir.

Le style est un scalpel. La phrase est précise, le dialogue, souvent hilarant, capture le choc des cultures dans ses moindres inflexions. Les enfants, Taslim et Bashira, assimilent l’accent et les codes américains avec une rapidité qui les rend à la fois étrangers et familiers à leurs propres parents. L’humour n’est jamais gratuit ; il est le langage de la survie, la politesse du désespoir face à l’absurdité des situations. Sefi Atta magnifie l’ordinaire en le passant au crible d’une observation satirique qui révèle les mécanismes invisibles du pouvoir et de l’appartenance.

La masculinité à l'épreuve du vide

Au-delà de la chronique de l’immigration, Made in Nigeria est une exploration saisissante de la masculinité en crise. Pour Lukmon, l’Amérique n’est pas la terre de l’opportunité mais le théâtre de sa propre dévaluation. Son doctorat ne vaut rien, son passé d’intellectuel est un souvenir encombrant. Le tablier invisible de “père au foyer” puis l’uniforme d’agent de sécurité symbolisent cette castration sociale et intellectuelle. Alors que sa femme Moriam trouve rapidement sa place en tant qu’infirmière, devenant le pilier économique de la famille, Lukmon se réfugie dans la seule forteresse qui lui reste : son identité d’homme nigérian.

Mais cette identité, “fabriquée au Nigeria”, est-elle encore adaptée au nouveau monde ? Le roman pose la question avec une acuité formidable. Cet attachement obstiné à ses racines, qui pourrait sembler une noble résistance, se révèle être aussi une prison, un carcan de préjugés et de rigidité qui l’empêche de s’adapter, voire de comprendre sa propre famille. Son cousin Ismail, qui a embrassé sans scrupule une version caricaturale du capitalisme américain, lui renvoie l’image d’une assimilation qu’il méprise mais qui, paradoxalement, fonctionne. Et si le véritable antagoniste de Lukmon n’était pas l’Amérique, mais l’encombrant fantôme de l’homme qu’il aurait dû être ? L’œuvre dissèque ainsi le conflit intérieur d’un homme qui, ayant tout perdu de ses repères extérieurs, ne sait plus s’il doit reconstruire son identité ou momifier celle qu’il a laissée derrière lui.

Immigrer, c’est aussi se heurter à soi-même

Made in Nigeria n’offre pas de réponse. Il n’y a ni triomphe éclatant, ni échec pathétique. Sefi Atta nous laisse plutôt avec une sensation durable, celle d’avoir assisté à une pièce de théâtre intime et universelle où la famille immigrée devient la scène sur laquelle se rejouent les grandes questions de l’existence contemporaine. Le roman donne chair à la complexité des relations intercommunautaires, où la solidarité noire n’est pas un acquis mais une construction permanente, minée par les préjugés entre Africains et Afro-Américains. Il interroge la mémoire, celle qu’on transporte et celle qu’on s’invente. C’est l’histoire non pas de ce que l’Amérique fait aux immigrants, mais de ce que les immigrants font avec l’Amérique, et surtout, de ce qu’ils se font à eux-mêmes. Le foyer devient le microcosme des tensions du monde. Sefi Atta a écrit plus qu’un roman sur la diaspora ; elle a cartographié l’espace mouvant où se fabriquent, se défont et se réinventent, dans la douleur et le rire, les identités du XXIe siècle. On ne sort pas de cette lecture avec une morale, mais avec une conscience aiguisée de ce que signifie, vraiment, être “de” quelque part quand on vit ailleurs.

Image de Chroniqueur : Philippe Martinez

Chroniqueur : Philippe Martinez

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