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Magyd Cherfi, La vie de ma mère !, Actes Sud, 03/01/2024, 1 vol. (269 p.), 21,50€

Vingt-quatre ans après la dissolution du mythique groupe toulousain Zebda dont il était le parolier, Magyd Cherfi revient sur le devant de la scène littéraire avec un premier roman au titre évocateur : La vie de ma mère ! Porté par une plume alerte, pleine d’autodérision et de tendresse, l’artiste livre ici avec brio le récit ficelé d’une émancipation tardive, celle d’une mère immigrée qui, au seuil de sa fin de vie, décide de goûter enfin aux plaisirs de l’existence.
À travers le personnage de Taos, algérienne analphabète ayant trimé toute sa vie, l’auteur brosse le portrait d’une femme meurtrie qui, lorsque sonne le crépuscule, se met à rêver, à aimer et à affirmer sa singularité. Quitte à déboussoler ses six enfants, dont son fils Slimane, le narrateur, cuisinier divorcé en pleine remise en question existentielle.
En filigrane, ce roman résonne comme un vibrant hommage à toutes ces mères sacrifiées sur l’autel de la famille, du devoir, des traditions, et un appel à leur nécessaire émancipation.

Une mère sacrifiée : le poids des traditions

Dès les premières pages, le lecteur découvre le personnage de Taos, cette mère de famille dévouée corps et âme à sa progéniture, selon les traditions conservatrices de la société algérienne dont elle est issue. Une abnégation qui confine au sacrifice tant cette femme a littéralement fondu sa propre existence dans le rôle ingrat de nourricière et d’éducatrice.
Cette mère aimante certes, mais aussi distante et froide, demeure pour ses enfants une énigme difficile à percer. L’auteur décrit avec justesse le fossé originel qui sépare Taos de sa ribambelle de bambins, eux qui ont grandi dans les cités de la Ville rose, suivant une trajectoire scolaire honorable. Magyd Cherfi écrit avec une sensibilité vibrante les incompréhensions, les non-dits, la frustration de ne pouvoir communiquer avec cette mère enfermée dans ses traditions séculaires qui l’enserrent dans un carcan étouffant sa singularité de femme. Cloîtrée dans son rôle, elle apparaît aux yeux de ses enfants comme une mère castratrice, dont l’amour inconditionnel se révèle être une lourde chaîne.

La quête personnelle du fils

Au fil du récit, le lecteur suit pas à pas la quête intime de Slimane, narrateur à la première personne qui tente de renouer avec l’affection maternelle. La relation avec Taos semble irrémédiablement distendue, et le fils erre en terrain mouvant à la recherche d’un amour qu’il n’a, semble-t-il, jamais pleinement goûté.
En redécouvrant progressivement le parcours chaotique de sa mère, ce sont ses propres origines que le personnage arpente. Origines douloureuses faites d’exil, de renoncements et de violence. L’auteur brossant en touches impressionnistes le lent sacrifice de Taos.
Mais Slimane bute sans cesse sur l’incompréhension face aux sautes d’humeurs, aux reproches acerbes et au manque flagrant de tendresse de cette mère empêtrée dans ses blessures. Une incommunicabilité qui le renvoie à ses propres limites.

L’émancipation inattendue de la mère

Le roman prend un tournant décisif lorsqu’à la faveur d’une opération chirurgicale réussie, l’état de santé de Taos s’améliore sensiblement… Magyd Cherfi réussit le tour de force de mêler avec justesse une certaine gravité avec une bonne dose d’humour et de fantaisie.
En filigrane, ce récit d’une libération fait écho au concept philosophique de révolte chez Albert Camus. En refusant un destin tout tracé pour elle, en s’affranchissant des déterminismes sociaux et culturels, Taos porte en elle une révolte métaphysique proche de celle évoquée par Camus. C’est en se dressant contre les injustices de son existence qu’elle accède à une forme de liberté et à une prise de conscience d’elle-même. Sa quête personnelle s’inscrit dans cet élan de révolte vitale et fondatrice cher au philosophe.
Surtout, ce plaidoyer pour l’émancipation individuelle peut se lire comme un magnifique chant d’espoir : il n’est jamais trop tard pour se réaliser pleinement et goûter la saveur de la vie, envers et contre tout.

Empreint de pudeur et de retenue, La vie de ma mère ! offre au lecteur la puissance d’un authentique chant d’amour. Celui, déchirant, d’un fils à sa mère qu’il redécouvre au soir de sa vie. Magyd Cherfi signe ici une déclaration poignante à sa génitrice, où percent entre les lignes admiration et tendresse.
L’écrivain réussit avec délicatesse à mettre des mots sur les maux, à panser les blessures par la grâce de l’écriture. En filigrane, il célèbre la force de caractère de toutes ces femmes bafouées qui, contre vents et marées, ont tenu bon la barre. Quitte à se perdre elles-mêmes. Un sublime éloge de leur abnégation.

En refermant ce premier roman au souffle puissant, le lecteur ne peut qu’être touché par l’émancipation finale de Taos. Petite victoire sur une existence qui ne lui aura pas fait de cadeaux. En saluant la métamorphose de cette mère courage, c’est à la magie de la résilience que l’auteur nous convie.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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