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Azza Filali, Malentendues, Elyzad, 16/02/2024, 1 vol. (321 p.), 23€

Azza Filali, figure incontournable de la littérature tunisienne contemporaine, nous offre avec Malentendues un roman d’une grande finesse, explorant avec subtilité la condition féminine dans la Tunisie d’aujourd’hui. Médecin, professeur de gastro-entérologie et philosophe, Filali pose un regard aiguisé et nuancé sur une société en pleine mutation, tiraillée entre traditions ancestrales et aspirations à la modernité.
Le roman Malentendues est ancré dans le contexte social et politique tunisien. La Tunisie est un pays en transition, tiraillé entre traditions ancestrales et aspirations à la modernité. Le roman d’Azza Filali explore les tensions et les contradictions de cette société en mutation.  Au cœur de ce roman, plusieurs thématiques s’entrelacent : l’émancipation féminine, la confrontation entre modernité et tradition, la quête identitaire. Autant de questions universelles que l’auteure aborde avec justesse et sensibilité, nous invitant à une réflexion profonde sur la condition humaine. Son style d’écriture est à la fois précis et poétique. Elle utilise un langage simple et direct pour décrire la réalité quotidienne des femmes tunisiennes, mais elle est également capable de moments de grande beauté lyrique. Son écriture est empreinte d’humanité et d’empathie, ce qui permet de dresser des portraits psychologiques justes et complexes.

Une immersion au cœur de la condition féminine tunisienne

Malentendues nous entraîne dans l’univers captivant d’Emna Laamiri, une brillante avocate tunisienne qui se voit confier une mission à Djerba. Son objectif: évaluer le degré d’autonomie des femmes rurales de Tezdaïne, un village traditionnel où les coutumes ancestrales règnent en maître. À travers ce personnage complexe et attachant, quelque peu naïve et idéaliste, en quête d’elle-même et de son identité profonde, Azza Filali nous offre une exploration subtile et nuancée de la condition féminine dans la Tunisie d’aujourd’hui. Emna, femme moderne et émancipée, évolue habituellement dans un milieu citadin marqué par une certaine liberté de pensée et d’action. Son immersion soudaine dans la société traditionnelle de Tezdaïne la confronte à une réalité bien différente, où les rôles genrés sont strictement définis et où les femmes peinent à s’affranchir des diktats patriarcaux. Ce décalage profond est source de nombreux malentendus et incompréhensions, mais il ouvre aussi la voie à un enrichissement mutuel, un dialogue fécond entre deux univers que tout semble opposer :

Sur la route sombre, elle conduit au hasard ; elle a dépassé le tournant de Midoun, laissant la maison de Nouri loin derrière. Elle ralentit, se met à rouler au pas. Et elle ? Qu'a-t-elle donc fait ces deux derniers mois ? À la mission censée placer autonomie et civisme sur le devant de la scène, les femmes rencontrées lui ont opposé un courage et une force de caractère, à mille lieues des sentiers battus : ni tradition, ni modernité. Où est-elle dans tout cela ? Venue à Djerba, imprégnée de clichés éculés, voici qu'elle découvre une énergie insatiable, une puissance de vie plus précieuse que les conformismes de tous bords. Emna soupire : c'est à elle de revoir sa copie ! En elle, une fissure naît, file jusqu'aux tréfonds, lézardant la zone de confort où elle parquait son existence. Ses certitudes vacillent. Elle accélère, lance la voiture comme s'il y avait urgence à tout reconsidérer. Désormais, sa vie passée lui paraît atrocement superficielle. Qu'est-ce, sinon une mauvaise fiction qui grince aux jointures, une histoire désertée par la joie ?

Car au-delà des pesanteurs de la tradition et des carcans sociaux, Malentendues met en scène une galerie de personnages féminins forts et attachants, qui reflètent toute la diversité et la complexité des expériences féminines dans cette région de la Tunisie. Le roman interroge les stéréotypes sur les femmes tunisiennes. Azza Filali montre que les femmes tunisiennes ne sont pas toutes soumises aux traditions et elles ne sont pas toutes des victimes. Elles sont fortes, courageuses et indépendantes. Houria, malgré son apparente soumission aux coutumes et son respect des conventions, incarne en réalité une forme de liberté intérieure et de résistance face à l’ordre établi. Le personnage tragique de Myriam, quant à elle, symbolise avec une grande justesse les tourments et les déchirements d’une génération prise entre deux mondes, piégée dans son existence, tiraillée entre la fidélité aux traditions, l’amour pour ses enfants, et l’aspiration à une vie plus libre et plus épanouie.

Myriam débite, tel un automate : "Mon mari me bat à chaque fois que j’émets un avis qui l’indispose. Il a vendu sa maison de Djerba sans me prévenir et compte acheter un appartement à Sousse. Je hais Sousse, son bruit, sa poussière ; je ne veux pas vivre dans un appartement. Pas d’arbres, aucune terre chaude où enfoncer les pieds. Au sol, un carrelage glacé. En guise d’horizon, des fenêtres bardées de fer forgé." Elle défait sa jupe, révélant un ventre et des fesses lacérés de traînées rouges. "Il me fouette avec sa ceinture, devant les enfants. Il ne touche pas à mon buste pour que les coups ne se voient pas… Un soir, Youssef, mon aîné, lui a crié : “Pourquoi tu tapes maman ? Je te déteste !” Il a chassé l’enfant de la chambre et a hurlé.

Le choc des cultures et la confrontation entre modernité et tradition

Au fil des pages, Malentendues explore le choc des cultures et la confrontation entre modernité et tradition. Emna, par son mode de vie et ses idées, incarne une certaine modernité qui se heurte aux coutumes ancestrales de Djerba. Son parcours met en lumière les défis auxquels sont confrontées les femmes tunisiennes, tiraillées entre leur désir d’émancipation et le poids des traditions.
Mais loin de tomber dans une vision manichéenne opposant modernité et tradition, Azza Filali nous offre des personnages nuancés, échappant aux catégories simplistes. Le Omda, garant des traditions et figure d’autorité du village, surprend par son ouverture d’esprit et sa sagesse. Sa capacité à évoluer et à remettre en question certains préjugés montre que la tradition n’est pas nécessairement synonyme d’immobilisme. C’est ainsi qu’il dit à Emna :

Persuadez-moi ! Pour que je persuade mes amis, il faut que je le sois moi-même. Pour cela, vous paraissez la mieux placée.

Cette voie médiane, cette recherche d’un équilibre entre progrès et tradition, est au cœur de la réflexion d’Azza Filali. Malentendues nous invite à repenser nos préjugés, à dépasser les clivages simplistes entre ancien et nouveau. Le roman ouvre la voie à une société où les femmes pourraient s’émanciper sans pour autant renier leur identité culturelle, où modernité et tradition seraient vues comme des sources d’enrichissement mutuel plutôt que des forces antagonistes.

Une réflexion universelle sur l'émancipation et la quête identitaire

Au-delà de son ancrage tunisien, Malentendues porte une réflexion universelle sur l’émancipation féminine et la quête identitaire. À travers le parcours d’Emna, Azza Filali montre que l’émancipation est un processus complexe, semé d’embûches et de résistances, tant extérieures qu’intérieures. Le roman met en lumière les multiples obstacles auxquels sont confrontées les femmes dans leur quête d’autonomie et de liberté, obstacles ancrés dans les structures sociales et les mentalités patriarcales, mais aussi liés aux doutes et aux peurs qui habitent chaque individu.
Cette émancipation est indissociable d’une profonde quête identitaire. Pour s’affirmer en tant que sujet libre et autonome, Emna doit apprendre à se connaître, à interroger ses désirs et ses aspirations. Cette recherche de soi passe par la confrontation à l’altérité, à d’autres modèles de féminité incarnés par les femmes qu’elle rencontre à Djerba. En se mesurant à ces autres destins, Emna réinterroge sa propre identité et prend conscience de la complexité et de la diversité des expériences féminines.
Ce cheminement identitaire, si intime soit-il, revêt une portée universelle. Car à travers le destin singulier d’Emna, Azza Filali touche à des questionnements qui habitent chaque être humain : la quête de soi, le désir de liberté, le besoin de reconnaissance. Le roman nous invite à une réflexion sur la condition humaine, sur ces aspirations profondes qui nous animent tous, par-delà les différences culturelles et sociales. Le roman d’Azza Filali se termine sur une note ouverte, laissant le lecteur s’interroger sur le destin d’Emna et sur la signification de son voyage dans le désert. Cette fin ouverte invite à la réflexion sur les thèmes de l’émancipation féminine, de la confrontation entre modernité et tradition, et de la quête identitaire.

Malentendues d’Azza Filali est un roman d’une grande finesse, offrant un regard nuancé sur la condition féminine tunisienne. L’écriture ciselée de l’auteure, empreinte d’humanité et d’empathie, permet de dresser des portraits psychologiques justes et complexes. Mais au-delà de son ancrage spatio-temporel, l’ouvrage porte un message universel sur la quête de soi et le désir de liberté. C’est cette dimension universelle, alliée à la justesse de l’écriture, qui fait de ce roman une œuvre marquante, appelée à devenir une référence de la littérature tunisienne contemporaine.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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