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Marina Tsvetaeva, Poésie lyrique : poèmes de Russie (1912-1920), traduit du russe par Véronique Lossky, Ed. des Syrtes, 31/08/2023, coffret : 2 vol. (1200 p.), 28 €

Depuis de nombreuses années, les éditions des Syrtes, accomplissent un travail éditorial remarquable en publiant les carnets, la correspondance, et surtout l’intégralité de l’œuvre poétique de Marina Tsvetaeva, étoile scintillante, énigmatique, tragique, et maudite de la vaste galaxie poétique russe. Sa plume a été trempée dans les abysses de ses propres tourments et les tumultes de son époque. Leur détermination à faire redécouvrir cette immense poétesse russe mérite d’être saluée. Car il faut du courage et de la ténacité pour mener à bien un tel projet. La dispersion des manuscrits, les aléas de la réception critique, la complexité de cette écriture, la problématique de la traduction qui – en l’espèce est absolument remarquable – peuvent freiner les velléités éditoriales. Grâce à cette maison d’édition genevoise, qui se spécialise dans la littérature des pays de l’Est, les fulgurances lyriques de Marina Tsvetaeva résonnent à nouveau avec éclat, offrant aux lecteurs français un festin poétique d’une incandescence inouïe.

Du génie précoce aux tourments de la révolution

Marina Tsvetaeva naît en 1892 dans une famille cultivée de Moscou. Son père, professeur d’histoire de l’art, fonde le musée Alexandre III, futur musée Pouchkine. Sa mère, brillante pianiste, aurait voulu faire d’elle une virtuose, mais la jeune Marina préfère la poésie. Dès l’adolescence, elle publie à compte d’auteur un premier recueil, Album du soir, salué par le poète Maximilien Volochine. Celui-ci l’invite en Crimée, où la jeune femme rencontre Sergueï Efron, élève officier dont elle s’éprend. Leur mariage, célébré en 1912, est le début d’une union orageuse. Car Marina est une âme ardente, avide de passions. Son génie poétique précoce est habité par une soif d’absolu. Lorsque la guerre éclate et mobilise son époux, ses ferveurs amoureuses se reportent sur d’autres, notamment la poétesse Sophia Parnok. Puis survient la révolution de 1917 qui bouleverse le destin des Tsvetaeva. Tandis que Sergueï rejoint les rangs de l’armée blanche, Marina se retrouve bloquée à Moscou avec leurs deux filles (Alia et Irina), en pleine guerre civile. La faim sévit, la misère est extrême. Pour tenter de sauver sa cadette Irina, elle l’envoie dans un orphelinat, mais l’enfant y meurt tragiquement. Ce deuil cruel – chagrin immense – marquera à jamais l’âme tourmentée de la poétesse.

Nostalgie, solitude et tragédies

En 1922, lasse de vivre dans la précarité, elle fuit la Russie soviétique avec sa fille aînée et retrouve son époux exilé à Berlin. Commence alors pour le couple une odyssée de dix-sept ans qui le mène de Prague à Paris. Dans ces capitales de l’émigration russe blanche, ils survivent dans des conditions morales et matérielles terribles. Le génie poétique de Marina n’est guère reconnu que par quelques poètes comme Boris Pasternak ou Rainer-Maria Rilke avec qui elle entretient une correspondance exaltée. Le couple voit naître un fils, Gueorgui, surnommé Murr, mais connaît de graves dissensions. Tandis que Sergueï verse dans l’espionnage pour le régime soviétique, son épouse, accaparée par l’écriture, s’isole de plus en plus. La nostalgie de la patrie perdue la tenaille, d’autant qu’Alia a décidé de rentrer, alors que sévissent les grandes purges. En 1939, pressentant l’imminence de la guerre, elle décide de la suivre et de retourner en URSS avec Murr, dans l’espoir chimérique d’y retrouver vie et inspiration. Elle est loin d’imaginer les affreux tourments et les drames déchirants qui vont précipiter son destin de poétesse maudite. Efron et Alia – suspectés d’espionnage – sont arrêtés. Ce mari aux opinions fluctuantes, qui avait fini par servir la cause communiste, est sommairement condamné et fusillé. Alia est déportée dans un camp de travail. Marina, déjà accablée d’être considérée comme une paria dans sa patrie retrouvée, est anéantie par la mort brutale de l’homme avec qui elle a partagé – malgré les orages – tant d’années. Rongée par le chagrin et les privations, Marina erre de ville en ville, rejetée par le régime qui voit en elle une intellectuelle suspecte. La nostalgie de l’époque bénie de sa jeunesse créatrice l’étreint avec une intensité déchirante. Lorsqu’on lui refuse un emploi de cantinière tant sa situation est précaire, cet ultime affront brise le ressort intérieur de la poétesse. Elle se donne la mort dans un accès de désespoir, à seulement 49 ans.
Deux ans après le suicide par pendaison de sa mère, Murr, qui a dix-neuf ans, est fauché à son tour par les cruautés de la guerre, ajoutant encore au tragique destin des Tsvetaeva. Ainsi s’achève brutalement le parcours douloureux d’une des plus grandes voix de la poésie russe, piétinée par le rouleau compresseur de l’Histoire.

Marina Tsvetaeva - Mare Nostrum
Ouvrages disponibles aux éditions des Syrtes

Un destin brisé, une œuvre sublime

Le destin s’est obstinément acharné sur Marina Tsvetaeva, la privant de tous ses proches. Mais de ces abîmes, son génie a su extraire une œuvre sublime, où résonnent les tourments et les ferveurs de toute une époque. Même broyée par l’implacable tragédie collective, sa flamme poétique n’a jamais cessé de brûler intensément. L’itinéraire de Marina Tsvetaeva porte l’empreinte indélébile des bouleversements qu’a connus la Russie au début du siècle. Ses premiers recueils célèbrent une enfance idyllique dans une famille cultivée de la bourgeoisie moscovite. Très vite, son lyrisme passionné magnifie l’éveil des sens et la soif de vivre. Elle chante alors les ferveurs de l’amour, les ivresses de l’esprit. Mais les horizons s’assombrissent. Séparée de l’être aimé, sa muse exalte les nostalgies de l’absence et l’inquiétude face à l’avenir. Puis, durant les années terribles de disette qui ravagent Moscou, sa poésie se fait l’écho du deuil, de la révolte devant l’injustice, du désespoir face à la mort des innocents. Le lyrisme de Marina Tsvetaeva reflète ainsi, comme en un miroir brûlant, les épreuves endurées par son pays. Jusqu’au bout, elle conserve sa foi en la suprématie de la poésie, qu’elle hisse au rang de religion. Elle voue un culte fervent aux grands ancêtres, dialoguant en égale avec Pouchkine ou Akhmatova. Son œuvre chante la mélancolie slave, la puissance visionnaire de l’imaginaire. Mais elle exalte aussi les forces telluriques de la passion, dans un lyrisme fulgurant où percent les tourments de l’âme. Par l’audace de son inspiration, la maîtrise formelle, l’incandescence visionnaire, Marina Tsvetaeva s’inscrit au panthéon des plus grandes voix poétiques du XXe siècle. Avec Anna Akhmatova, elle occupe une place à part dans le paysage littéraire russe. Toutes deux ont payé un lourd tribut aux épreuves endurées par leur pays. De ce magma incandescent qu’était leur vie, elles ont su extraire la quintessence pour la sublimer dans des vers d’une brûlante intensité.

Marina Tsvetaeva exhumée et magnifiée

Grâce aux éditions des Syrtes, la postérité a fini par rendre justice à ce monument de la poésie russe. Aujourd’hui, la force visionnaire, la modernité de son écriture sont unanimement reconnues. Le timbre unique de cette voix sauvage continue de résonner intensément pour tous les amoureux des lettres. Par-delà les frontières et les tumultes de l’histoire, c’est au firmament des plus grandes muses que rayonne désormais Marina Tsvetaeva. Certes, le legs poétique de la poétesse nous est parvenu épars, tel un diamant aux mille facettes étincelantes. Car réfractaire aux modes, indocile aux doctrines esthétiques de son temps, elle a toujours placé la liberté créatrice au-dessus de tout. Il a fallu le patient travail de reconstruction entrepris par Alia (1912-1975) dès sa libération deux ans après la mort de Staline pour exhumer l’ampleur d’une œuvre trop longtemps occultée. La traductrice – Véronique Lossky (1931-2018), qui a consacré son existence à l’œuvre de la poétesse russe – a su restituer avec brio la force tellurique et la fulgurance verbale de ces textes. Elle nous fait pénétrer dans l’univers intime de Marina, avec une acuité psychologique et une sensibilité remarquables. À n’en pas douter, la publication de ce coffret qui présente les poèmes avant son départ de Russie constitue un événement majeur, qui permettra au public francophone de redécouvrir la sublime Marina Tsvetaeva. Au sein de la poésie lyrique des textes présentés, une jeune femme éprise résiste à l’adversité, notamment l’absence de son époux parti au combat. Tout en étant une mère protectrice et une amoureuse passionnée, elle défie un environnement devenu hostile en raison de tensions politiques.
Je ne peux que saluer chaleureusement cette initiative éditoriale, qui nous convie à un somptueux festin poétique avec le lyrisme si particulier des battements d’un cœur humain confronté à l’éternel dilemme de l’existence et de l’amour.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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