Béatrice Delaurenti, Mauvais œil. Une histoire médiévale, Éditions du Cerf, 15/02/2024, 224 pages, 21,50 €.
L’historienne Béatrice Delaurenti, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, s’interroge sur la question du mauvais œil, qui va bien au-delà de la croyance populaire, mais a également suscité le questionnement des savants de l’époque et ce durant trois siècles.
Mauvais œil : une histoire de fascination
À cette époque, on ne l’appelle pas mauvais œil, mais fascination. La puissance nocive du regard, capable de détruire des récoltes ou de tuer, mobilise les connaissances scientifiques et philosophiques du temps, entre le XIIe et le XVe siècle. En effet, ce que nous considérons comme un ensemble de croyances et de pratiques qui serait universel, sans le contextualiser, a aussi été “objet de connaissance” et constitué “le point de départ d’une réflexion savante”. Le livre de Béatrice Delaurenti s’attache à creuser la question sous différentes perspectives. Son étude, menée sur trois siècles, privilégie une “durée moyenne, entre temporalité micro-historique et temps long.” Les textes d’Avicenne et d’Algazel, dans la seconde moitié du XIIe siècle, ont suscité l’attention des savants de l’époque. Ensuite, le “virage magique et démonologique” dans les années 1440, a conduit à un durcissement des positions des théologiens, en ce qui concerne l’usage de la magie. Mais au cours de ces trois siècles, le sujet de la fascination et du pouvoir de l’âme en dehors du corps a passionné environ 70 auteurs et généré près d’une centaine de textes. Pour Béatrice Delaurenti, leurs recherches constituent “le plus volumineux corpus doctrinal sur le sujet connu depuis la longue durée.”
Le terme de fascinatio apparaît de manière récurrente sans pour autant donner lieu à une définition précise. La description du phénomène fait appel à une multiplicité de textes constituant le patrimoine commun sur ce sujet, au centre duquel émerge la doctrine du pouvoir de l’âme en dehors du corps, qui circule en Occident par l’entremise de deux traductions, de l’arabe au latin, d’un texte d’Avicenne et d’un autre d’Algazel. Ces deux textes, datant du XIe siècle, ont été traduits au même moment à Tolède par la même communauté de traducteurs, dans les années 1152-1166, et ont été très diffusés.
Deux penseurs arabes, Avicenne et Algazel, et leur diffusion en Occident
Dans un premier temps, Béatrice Delaurenti détaille les principaux aspects de la théorie de l’âme d’Avicenne, et la manière dont il envisage les liens entre l’âme et le corps, qu’il conçoit sur le modèle du macrocosme et du microcosme, avant d’étendre ce modèle aux liens entre l’âme et les corps étrangers. À partir de là, il montre comment l’âme agit sur le monde extérieur et développe la doctrine de son pouvoir en dehors du corps. Il évoque “l’opération de l’œil qui fascine et de la faculté estimative qui effectue”, deux principes actifs ou médiums qui rendent opérante la fascination. Il relie ensuite fascination et prophétie, qui selon lui constituent les deux faces d’un même processus : “Ce sont deux opérations corporelles conduites par l’âme en dehors du corps propre, sans médiation corporelle.”
L’ouvrage d’Algazel, Somme de théorie philosophique, consacre un chapitre à la cause des miracles, dans lequel il résume la théorie d’Avicenne. Algazel explique que l’âme humaine exerce une action en dehors du corps et qu’elle peut “imprimer une forme dans la matière du monde”, qu’il s’agisse de provoquer la pluie en créant un nuage ou d’exercer son pouvoir sur le corps conjoint, avant de décrire son pouvoir en dehors du corps à travers la question du fascinateur et du prophète. Algazel dit globalement la même chose qu’Avicenne, mais on constate un décalage entre leurs deux propositions, notamment en ce qui concerne la notion de miracle.
Les relais occidentaux
Béatrice Delaurenti s’intéresse ensuite à l’appropriation de cette pensée par les auteurs occidentaux, imprégnés de la lecture de la Bible, qui contient de nombreux versets sur la puissance du regard. Le champ lexical de la fascination, plutôt rare, intervient de façon importante dans un passage de la Vulgate, l’Épître aux Galates, de Saint Paul, où l’emploi du latin fascinare constitue une traduction du grec baskaino, qui signifie à la fois “blesser quelqu’un par le mauvais œil” et l’envier. Cet emploi a été commenté, à la suite de Jérôme Stridon, par de nombreux exégètes, à l’origine de la conception médiévale du mauvais œil. La littérature antique a pour sa part constitué un réservoir d’exemples concrets de ce dernier pour les auteurs du Moyen Âge, la fascination s’incarnant à travers un certain nombre de figures comme le basilic, le loup, l’agneau ou la femme. Lecteurs d’Aristote, Ovide, Pline, Virgile ou Isidore de Séville, les savants médiévaux ont eu aussi recours aux encyclopédies et aux recueils d’exempla servant à la prédication. Mauvais œil analyse l’influence exercée par Le livre des choses naturelles d’Alexandre Neckham, qui s’interroge sur la fascination dans le chapitre consacré à la vue. Des encyclopédies postérieures comme celle de Barthélémy l’Anglais, Thomas de Cantimpré et Vincent de Beauvais reprennent les mêmes exemples mais de façon réduite et descriptive. La reprise de ces motifs par les exempla des prédicateurs attestent de leur importance hors des cercles savants. Les écrits de Guillaume de Conches et des maîtres de Salerne ont également permis de lire la proposition d’Avicenne à partir de 1230. Les textes salernitains permettent d’appréhender la constitution d’un lexique de la fascination, employé surtout par rapport au regard, avant de limiter la fascinatio à ce dernier.
Des pratiques de fascination
Après avoir abordé les difficultés à appréhender les pratiques, le mauvais œil ne s’observant pas, Béatrice Delaurenti tente d’en retrouver les traces à travers quatre modalités, “se protéger, condamner, raconter et mettre en relation”.
De nombreuses enquêtes ethnographiques sur le mauvais œil ont permis d’identifier les pratiques de protection, ou les rituels à visée prophylactique ou thérapeutique, objets, amulettes, formules, dont on peut repérer des traces dans l’iconographie et l’architecture médiévales, comme le pendentif en corail. On trouve aussi des charmes, ces rituels d’incantation figurant dans des traités anonymes, mais ils ne visent pas directement le mauvais œil. Un certain nombre de textes comme le Didascalion d’Hugues de Saint Victor condamne la magie et ses pratiques, sans se référer au lexique de la fascination. Il n’apparaît pas non plus dans divers autres textes, ce qui semblerait indiquer que le mauvais œil n’a pas été réprimé au Moyen-Âge par l’Église. En ce qui concerne les textes littéraires, un autre problème se pose, la vaste étendue du champ, et la question récurrente : “où chercher ?” Béatrice de Laurenti mentionne trois figures féminines présentes dans certains textes, que l’on pourrait associer au mauvais œil, la vetula, une petite vieille responsable des récits de fascination, la “femme experte” qui protège et avertit de ses dangers, et enfin la femme qui, lorsqu’elle a ses règles, projette sur le miroir un nuage de sang. L’autrice montre comment ces trois figures s’éclairent l’une l’autre.
Réappropriation et réinterprétation d’un corpus théorique
La seconde partie du livre s’attache à analyser la manière dont les savants médiévaux interprètent la fascination, et comment, dans les universités médiévales, la réflexion s’élabore à partir d’une matrice, la doctrine du pouvoir de l’âme en dehors du corps. Cette doctrine originelle se trouve filtrée, tronquée, décontextualisée. Béatrice Delaurenti analyse cette circulation d’une théorie en interrogeant d’abord le pôle négatif de la réception, marqué par des stratégies d’évitement ou des fins de non-recevoir. Elle interroge ensuite les formes de transmission puis d’aménagement, en confrontant fascination et philosophie naturelle. Enfin, elle montre comment cette doctrine est enseignée, se référant en particulier à l’ambition pédagogique de Jacques de Forli.
Un ouvrage très riche, érudit, qui fait émerger trois siècles de débat sur un sujet inédit. Le livre de Béatrice Delaurenti montre que le mauvais œil ne se limite pas à un ensemble de croyances et de pratiques populaires, mais a suscité de profonds débats philosophiques et théologiques, et montre l’extension de cette question à divers domaines scientifiques, comme la médecine. L’histoire de la réception du Traité sur l’âme d’Avicenne permet de comprendre la circulation des idées dans l’Occident médiéval, le rôle joué par les philosophies grecque et arabe et le rôle de la théologie. Un livre stimulant pour l’intelligence, d’abord fait pour les chercheurs, mais qui passionnera aussi tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées.
Chroniqueuse : Marion Poirson
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