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Najat El Hachmi, Mère de lait et de miel, Traduit du catalan par Dominique Blancerdier, Verdier, 19/01/2023, 1 vol. (379 p.), 24€.

Une voix s’élève. La voix d’une femme qui, bien qu’illettrée, maîtrise à la perfection l’art millénaire des aèdes et des conteuses. Face à ses sœurs assises autour d’elle, Fatima se met à parler. Elle est tout à la fois Shéhérazade et Ulysse entamant, de retour à Ithaque, le récit de son long voyage. Sans nouvelles de son mari parti pour l’Espagne, Fatima a quitté avec sa fille le monde étroit dans lequel elle a toujours vécu. L’épouse abandonnée se lance dans une Odyssée contemporaine de part et d’autre de la Méditerranée, entre le Rif marocain et la ville industrielle de Vic en Catalogne. Mais avant tout une Odyssée féminine :

Cette voix, ma voix, vous racontera les faits vécus par celle qui est sortie du même ventre que vous. Donnez-moi du thé pour me réchauffer la langue, fermez la porte pour que mes paroles ne sortent pas d’ici. Elles ne sont que pour vous, vous qui pouvez les comprendre et les garder. Sans les répandre dans le monde qui juge de tout.

La douleur du déracinement

D’emblée, le lecteur est saisi par cet avertissement. C’est une confidence à huis clos qu’il s’apprête à entendre, un récit intime, sotto voce, qu’il faudra accueillir avec délicatesse, admis par le privilège que confère la littérature, à l’intérieur de cette réunion familiale. L’auteure, Najat El Hachmi, s’est inspirée de la figure de sa propre mère et des femmes de sa génération pour construire son roman. L’enfance et l’adolescence de Fatima jusqu’à son mariage puis la naissance de sa fille sont racontées à la troisième personne, dans des chapitres qui viennent s’intercaler avec la propre narration de l’héroïne. Le passé ainsi recomposé permet de comprendre l’enchaînement des événements qui ont conduit à sa migration pour l’Espagne, mais aussi ce que signifie être femme dans une société traditionnelle, refermée sur elle-même. Les deux parties du livre sont d’ailleurs sous-titrées “Une femme à l’ancienne” et “Une mère à l’ancienne”. Traithmas, la mère de Fatima lui explique dès son plus jeune âge que l’unique horizon d’une femme comme il faut, est de trouver un bon mari :

La chambre d’une femme, son lieu à elle dans le monde, ce n’est pas celle de son père, c’est celle de son mari. Et moi j’espère de tout cœur que Dieu te conduise dans une bonne maison où tu auras une chambre à toi, comme il se doit.

Victime à l’âge de huit ans d’attouchements de la part du maître d’école de son frère, Fatima grandit dans la peur d’avoir été “abîmée” et de se voir répudier dès la nuit de noces par son futur mari.

Abîmée, elle ne servait plus à rien, abîmée, elle était cassée, défectueuse, un succédané de femme. Une femme pouvait bien avoir toutes les qualités du monde, si elle était abîmée, elle ne servait à rien, même pas à donner à manger aux chiens.

Une chambre à soi

Fatima, devenue adulte et mère à son tour, arrive dans la ville catalane où réside son mari oublieux de ses devoirs. Elle ne dispose que d’une adresse écrite sur un morceau de papier. Son récit poignant permet de revivre toute l’angoisse d’une femme déracinée, perdue dans une ville inconnue, ne parlant pas un seul mot de la langue. À l’appartement indiqué, la porte reste désespérément close. Elle et sa fille, passeront leur première nuit sous un pont. Le lendemain, elle retente sa chance. Le locataire lui explique que son mari, Mohammed Sqali, ne vit plus là et qu’il ne souhaite plus la revoir. Il a refait sa vie avec une chrétienne dont il a eu un enfant. Pour Fatima, ce sont ses pires craintes qui se concrétisent. Mais pas question pour autant de retourner au Maroc. Elle va se battre et essayer de se faire une place dans cette ville qui lui paraît si hostile. Relevant la tête, elle refuse de céder au désespoir, réussit à trouver un petit logement dont elle paie le loyer en faisant des ménages puis en travaillant dans les tanneries. Elle qui n’a fait que passer de la maison de son père à celle de son mari, va désormais essayer de trouver sa place à elle. Une chambre à soi, faisant écho au célèbre essai de Virginia Woolf.

Mère de lait et de miel
est un magnifique roman sur le déracinement et l’exil, mais aussi un texte fort sur l’émergence d’une conscience de femme qui n’avait connu que l’obéissance et la soumission et, petit à petit, apprend à relever la tête.

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Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado

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