Carine Marret, Les Chrétiens d’Orient et la France. Mille ans d’une passion tourmentée, Éditions Balland, 23/01/2025, 458 pages, 26€
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Carine Marret, romancière, essayiste et dramaturge, entreprend ici une œuvre monumentale : retracer mille ans de relations complexes entre la France et les chrétiens d’Orient. En historienne de l’intime autant que de la civilisation, elle articule le culte, la politique, la mémoire et la tragédie avec un souffle épique. Loin d’une simple chronique factuelle, elle tisse les voix oubliées, les symboles effacés, les silences trop bruyants de l’histoire. Un texte engagé, érudit et vibrant, qui soulève autant de questions qu’il offre d’éclairages.
Aux sources de la foi et du martyre
Dès les premières pages, Les Chrétiens d’Orient et la France nous plonge au cœur d’une foi incandescente, celle des origines, née sur les terres mêmes de la Révélation. L’auteure nous convie à une traversée du temps, débutant au Cénacle de Jérusalem pour nous mener jusqu’aux déserts syriens, aux montagnes arméniennes et aux rives du Pont-Euxin. L’ouvrage, avec une grande sensibilité historiographique, nous fait ressentir la matérialité de cette histoire. On y perçoit le souffle des quarante martyrs de Sébaste sur le lac gelé, leur prière s’élevant dans la morsure du froid : « Seigneur, nous sommes quarante engagés dans ce combat ; accorde-nous d’être quarante couronnés ». Cette scène inaugurale donne le ton : la geste des chrétiens d’Orient sera une épopée du sacrifice, où la gloire spirituelle s’acquiert dans la plus extrême vulnérabilité physique. L’érudition de Carine Marret nous éclaire sur les fractures théologiques fondatrices, telle la grande querelle de l’iconoclasme, qui oppose pendant plus d’un siècle partisans et destructeurs des images sacrées. Elle y montre comment le Verbe incarné légitime la représentation, comment la matière, sanctifiée par le divin, devient un pont vers le sacré, ouvrant une voie à la vénération des icônes qui deviendra un pilier de l’orthodoxie et un point de rupture durable avec d’autres visions du monde.
Une galerie de figures incandescentes
Ce qui saisit d’emblée, c’est la galerie de portraits, de figures de proue qui incarnent cette passion. Carine Marret anime les destins des grands saints et des Pères de l’Église – Grégoire l’Illuminateur en Arménie, Jean Damascène défendant le culte des images depuis son ermitage de Saint-Sabas – mais elle révèle aussi l’importance cruciale des anonymes et des personnages secondaires. L’ouvrage fait une place éminente aux femmes, premières messagères de la Résurrection, protectrices des reliques ou régentes d’empire comme Irène et Théodora, dont le courage politique met fin aux crises iconoclastes. Puis, la chronique déploie les silhouettes des consuls français tel François Picquet, des missionnaires lazaristes ou capucins, des orientalistes et savants maronites comme Gabriel Sionite, bâtissant des ponts culturels à l’ombre du Collège royal de Paris. Le livre révèle l’émergence d’une relation singulière entre le Royaume de France et ces peuples, fondée au départ sur un élan de fraternité religieuse mais se muant rapidement en un instrument diplomatique. L’auteure exhume les fameuses « capitulations », ces traités où la protection des pèlerins et des Lieux saints se mêle à l’affirmation d’une prééminence française en Orient. On y voit un Louis XIV, « très grand Prince de la religion de Jésus », dialoguer avec le sultan pour « faire cesser les vexations et avanies que l’on a exercé si longtemps sur [ses sujets] dans les Échelles de Levant ». La fascination française pour cet Orient chrétien apparaît déjà empreinte d’une volonté d’emprise, un double mouvement d’attirance et de calcul qui traversera les siècles.
Entre le glaive et le goupillon
L’ouvrage de Carine Marret trouve toute sa puissance dans la manière dont il tresse l’épopée, la théologie et la géopolitique. Les croisades, loin d’être une expédition militaire, deviennent un drame des méprises. Le récit nous fait revivre la ferveur des chevaliers découvrant Jérusalem, ce moment où, « les uns sautent à bas de leurs chevaux, et se mettent à genoux ; les autres baisent cette terre foulée par le Sauveur », mais il dévoile aussi les ambitions territoriales, les trahisons, les incompréhensions culturelles, jusqu’à la tragédie du sac de Constantinople en 1204, rupture irrémédiable entre les christianismes latin et grec. Cette fresque met à nu le jeu complexe des alliances et des rivalités qui se cristallisent autour du protectorat français. Carine Marret analyse avec minutie ce que cette protection signifie : pour la France, un levier d’influence politique face à la Sublime Porte et à la concurrence des autres puissances européennes comme la Russie tsariste ; pour les communautés orientales, notamment les maronites du Liban, un recours salutaire mais aussi un lien qui les singularise, les isole et parfois les expose. L’histoire de la lettre apocryphe de saint Louis aux maronites devient ainsi un archétype, un mythe fondateur de cette « passion tourmentée », illustrant la force d’un lien autant désiré qu’instrumentalisé.
Une narration polyphonique
Le livre doit son souffle à sa construction narrative. Adoptant une structure en deux tableaux – La Genèse puis La Chronique –, l’auteure articule le temps long des origines avec le temps plus resserré des relations franco-orientales. Cette construction permet d’éclairer le présent par le passé. L’érudition est constante mais jamais pesante. Les citations sont nombreuses, empruntées à une vaste gamme de sources : chroniqueurs des croisades comme Guillaume de Tyr, historiens de l’Église comme Eusèbe de Césarée, lettres de rois, pamphlets de diplomates, poèmes de Lamartine ou de Hugo. Cette polyphonie donne une chair vivante au récit. Le lecteur entend la voix du patriarche en exil, le cri du général à la veille d’une bataille, le plaidoyer du consul. Carine Marret passe avec fluidité du tableau géopolitique à la tragédie individuelle, du débat théologique sur le Filioque à l’intimité d’une icône pleurant la défaite de son peuple : « Et la Vierge et les Icônes pleuraient ». Cette méthode narrative, qui mêle le général et le particulier, l’événementiel et le spirituel, confère à la fresque une profondeur rare et rend tangible la complexité de cette histoire où les âmes, les empires et les civilisations sont inextricablement liés.
Un passé qui ne passe pas
En lisant les chapitres consacrés aux XIXe et XXe siècles, on prend conscience que Les chrétiens d’Orient et la France est un ouvrage dont la portée est profondément contemporaine. L’histoire cesse d’être une simple rétrospective pour devenir une généalogie de nos tragédies actuelles. Les massacres du Liban en 1860, les génocides des Arméniens, des Assyro-Chaldéens et des Grecs pontiques au début du XXe siècle, y apparaissent comme les préludes funestes à ce que l’auteure dépeint comme l’abandon progressif de ces communautés. Les pages consacrées aux guerres d’Irak, de Syrie, à l’effondrement du Liban ou à la chute de l’Artsakh en 2023 se lisent comme l’accomplissement d’une prophétie funeste. Le symbole de la lettre « ن » (nūn), pour Naṣārā (Nazaréen), peinte sur les maisons des chrétiens de Mossoul par Daesh en 2014, renvoie cruellement aux premiers siècles, à ce moment où les disciples du Christ devenaient une cible. La narration met en évidence une terrible continuité : le chrétien d’Orient, figure du dhimmî hier, devient l’otage du djihadisme aujourd’hui, le bouc émissaire des conflits inter-islamiques, la variable d’ajustement des recompositions impériales.
Le devoir de mémoire
À travers cet ouvrage, l’auteure pose la question, lancinante, du rôle de la France. Le contraste est saisissant entre le protectorat historique, même ambigu, et ce qu’elle nomme le « naufrage de la diplomatie française » en Syrie et ailleurs. Le livre suggère une amnésie, une rupture de la promesse implicite qui unissait la « fille aînée de l’Église » à ses « frères d’Orient ». Il y a là une interrogation éthique : qu’est-ce qu’une nation qui renonce à un pan de son héritage spirituel et diplomatique ? Le livre de Carine Marret devient alors une méditation sur la fidélité. Fidélité à une histoire, à un lien sacré, mais aussi fidélité à des valeurs. À travers la survie acharnée de ces communautés, c’est la vulnérabilité de toute civilisation, de toute mémoire, qui est exposée. En ressuscitant cette « passion tourmentée », l’œuvre est plus qu’un livre d’histoire : c’est un acte de transmission, un appel à une prise de conscience, une invitation à ne pas laisser le dernier mot au désenchantement. C’est un rappel puissant que, derrière la géopolitique, il y a des visages, des cultures, une lumière fragile qu’il nous incombe de préserver, sans quoi une part de nous-mêmes s’éteindrait avec elle. C’est un cri d’amour qui, comme le rappelle la préface de Jean-François Colosimo, est aussi un cri d’alerte.

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