Lenka Horňáková-Civade, Moi, Europe, Éditions Reconnaissance, 11/03/2025, 128 pages, 17€
Il est des entreprises littéraires qui, par leur ambition même, redessinent les frontières de notre imaginaire. Telle est l’œuvre de Lenka Horňáková-Civade, qui confère une conscience et une chair à une entité que nous pensions connaître : Europe. Dans Moi, Europe, elle accomplit une vertigineuse projection littéraire, un chant polyphonique où la mémoire millénaire se raconte à la première personne. Le projet, résumé par le triptyque “Femme, déesse, continent”, explore la texture même du temps, la psyché d’un territoire vivant, avec une justesse intellectuelle et une profondeur sensible qui convient le lecteur à une traversée inédite.
Palimpseste millénaire
L’ouvrage déploie ses racines dans un terreau d’une richesse inouïe. Son acte de naissance littéraire est le viol mythologique que relate Ovide dans ses Métamorphoses. L’autrice exhume ensuite les fascinantes cartographies d’Opicinus de Canistris et de Johannes Putsch, où le continent prend figure humaine. C’est à travers leurs regards, mais aussi ceux de Pétrarque et de Dante qui transfigurent son mythe païen à l’aune de la chrétienté, qu’Europe se découvre et se transforme. Cette généalogie s’enrichit de la mémoire plus charnelle des tensions avec ses sœurs, Afrique et Asie, perçues comme des miroirs de sa propre histoire, entre jalousie, reproche et une impossible indifférence. Elle porte aussi les stigmates des visions plus tardives : l’érotisme brutal de Max Beckmann la dépeignant en 1933, “pure et souillée”, ou la générosité charnelle de Fernando Botero la façonnant en bronze, “grosse, offerte, coquette”».
La phrase-continent
Le style épouse la matière qu’il décrit. Ses phrases, longues et fluides, se déploient comme les fleuves qui irriguent le continent, du Pô au Danube. La structure narrative elle-même est un acte symbolique. Tout part et tout revient à ce café de gare, microcosme moderne où le temps s’étire et où se rejouent les dialogues fondamentaux. C’est le point d’ancrage d’où la narratrice explore les boucles de sa mémoire, comme celle du jeu de la “mouche de bronze”, métaphore d’une quête d’identité à l’aveugle, où elle court après une part insaisissable d’elle-même. De ce lieu de passage naît un langage pluriel : au français se mêle l’italien, le tchèque, l’allemand, le portugais, et même le yiddish, cette “langue, comme un nuage qui se promène sur le continent”, affirmant une identité dans la multiplicité. Ce projet linguistique et mémoriel culmine dans le leitmotiv performatif, “Je suis Europe”. Prononcé tel un défi ou une confidence, il provoque des réactions qui sont autant de diagnostics de son état : la moquerie (“Et moi Zeus”), le rejet politique (“– On ne veut pas de toi. Ce n’est que de la politique”), ou la reconnaissance surprise (“– Hé, pas vrai, c’est donc toi !”).
Anatomie d’un imaginaire
Le livre révèle sa pleine mesure dans sa portée symbolique. Le corps devient un territoire, et le territoire un corps. Les guerres y sont des cicatrices, les frontières des plaies ouvertes, les traités de paix de fragiles sutures. Chaque ville, chaque paysage est un organe de cet immense être. Lenka Horňáková-Civade explore cette anatomie avec une finesse qui dialogue constamment avec l’art et l’histoire. Cette exploration la mène à une forme d’anthologie : le présent d’Europe est habité par ses fantômes — dieux antiques, victimes des guerres, utopies avortées, empires disparus. Son être est la somme de ses passés, une présence dont la densité vient de ses absences accumulées. C’est un corps qui pense, souffre, désire, et qui sait aussi sa capacité à enfanter des monstruosités comme le fascisme ou le colonialisme.
Une Europe pour l'avenir
Moi, Europe est une œuvre dont la résonance contemporaine est immense. Elle parle de nos migrations, de nos crises, de cette tension perpétuelle entre héritage et avenir. En orchestrant cette prise de parole singulière, Lenka Horňáková-Civade nous interroge sur notre relation à ce legs complexe. Après avoir tout traversé, des enlèvements divins aux carnages industriels, la narratrice aboutit à une demande d’une simplicité désarmante : “Aimez-moi”. Cette injonction, qui clôt un voyage de plusieurs millénaires, vibre avec une urgence toute particulière. Le roman, boussole poétique, nous confie les clefs d’une mémoire vivante pour nous aider à imaginer comment habiter ensemble ce corps commun, si beau et si meurtri. C’est là que se logent la force universelle et la magnifique pertinence de cette proposition littéraire.
Chroniqueuse : Suzanne Ménard
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