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Kohei Saito, Moins ! La décroissance est une philosophie, Traduit du japonais par Jean-Christophe Helary, Le Seuil, 20/09/2024, 368 pages, 23€.

Kohei Saito, économiste marxiste japonais, nous apostrophe avec un titre impérieux : « Moins ! ». Non, ce n’est pas un pamphlet nihiliste ou un plaidoyer ascétique. « Moins ! » est un cri d’alarme, un appel à l’intelligence collective pour contrer l’impasse écocide du capitalisme et se tourner vers un futur désirable, mais radicalement différent de la trajectoire consumériste actuelle. Saito, armé d’une fine connaissance de l’œuvre de Karl Marx et nourri d’analyses contemporaines, déconstruit avec une rigoureuse logique les faux-semblants de solutions telles que le « Green New Deal » ou la « croissance verte », et trace les contours d’un projet révolutionnaire : le communisme de décroissance.

Le capitalisme, architecte du désastre

Dès l’introduction, Kohei Saito nous plonge dans le bain glacial de la réalité. Le réchauffement climatique, les pandémies, les effondrements écosystémiques ne sont pas des fatalités. Ce sont des symptômes, des cris de douleur d’une Terre pillée par un système anthropophage – le capitalisme. L’auteur dénonce avec lucidité les rouages de ce système vorace qui, depuis sa genèse, repose sur l’exploitation de l’homme et de la nature. Ce que Stephen Lessenich appelle la « société d’externalisation » est un des piliers du capitalisme : externaliser les coûts, déplacer les contradictions vers une périphérie exploitée et rendre invisibles ses dommages. La tragédie n’est pas celle des « communs » originels, qui permettaient une gestion collective et durable des ressources, mais celle de leur destruction méthodique par le capital pour instaurer un règne de la rareté artificielle, profitable uniquement à une minorité.

Dans cette économie mondialisée où la valeur d’échange écrase la valeur d’usage, le travailleur n’est plus qu’un rouage aliéné, un esclave corvéable à merci, soumis à la tyrannie du temps et à l’appétit insatiable du consumérisme. La production de masse génère une avalanche d’objets inutiles, le marketing aiguise des désirs factices, l’endettement maintient les populations sous le joug du travail et de la précarité. Le temps se raréfie, l’espace vital se rétrécit, les relations sociales s’étiolent. Le capital, en accumulant sans cesse, engendre une pénurie insidieuse qui ronge les 99 %.

Dépasser les limites du "moins d'État"

Kohei Saito se montre aussi impitoyable envers les palliatifs étatistes que face aux mirages du marché dérégulé. Les recettes néolibérales d’austérité et les appels timides à une « économie circulaire » sont balayés d’un revers de main. Ces mesures insuffisantes, inefficaces à long terme, sont incapables de réparer les profondes failles du métabolisme matériel entre l’humain et la nature. Le capitalisme, même vêtu d’un vernis vert, reste fondamentalement incapable d’autolimitation.
La pandémie de Covid-19, analysée comme une préfiguration de l’impact potentiel des crises à venir, nous rappelle que la surconsommation et l’expansion incessante du capital, couplées à l’aveuglement des décideurs, conduisent à un effondrement des systèmes de résilience, et augmentent notre dépendance à un État dont le pouvoir accru, loin de garantir la justice, flirte dangereusement avec le contrôle autoritaire. La perspective dystopique d’un « climato-fascisme » ou d’une dégénérescence en « état de barbarie » n’est plus une chimère si l’on s’entête à « acheter du temps » avec des solutions technocrates.

Le seul chemin viable, celui qui puisse nous sauver d’un effondrement irrémédiable, passe par un renouvellement profond de la démocratie, une redéfinition de sa sphère d’influence. Saito appelle à démanteler la verticalité du pouvoir, à créer de nouveaux espaces de délibérations collectives, où les citoyens reprennent en main la gestion des communs essentiels. C’est dans cette réappropriation, sur le modèle du « municipalisme » ou des « assemblées citoyennes » que s’esquisse une bifurcation radicale, capable de transformer la nature même de l’État.

Le Communisme de décroissance, horizon d’un futur désirable

Le concept de « communisme de décroissance », élaboré avec acuité par Kohei Saito à partir de la relecture attentive de Marx et nourri de réflexions écologistes contemporaines, s’éloigne radicalement du modèle productiviste de l’Union Soviétique. C’est un communisme enraciné dans la réalité matérielle des limites planétaires, qui place au cœur de son projet la reconstruction des « communs », la démocratisation de la production et la réduction du temps de travail.
Saito explore ainsi l’abolition de la division standardisée du travail, envisageant des sites de production où chacun puisse participer à diverses tâches, retrouvant ainsi sa créativité et sa liberté. Le temps libéré, loin d’être un appel à l’oisiveté, ouvre des espaces immenses pour les relations humaines, l’apprentissage, l’art et la reconnexion avec la nature. L’objectif, c’est de redéfinir l’abondance non pas comme l’accumulation effrénée d’objets superflus, mais comme la mise en commun des richesses pour satisfaire les besoins réels de la société.

S’engager pour une bifurcation radicale

Kohei Saito n’hésite pas à nous mettre face à nos responsabilités. Les habitants des pays développés, premiers bénéficiaires du système d’exploitation mondial, ont un devoir d’exemplarité et doivent initier les changements radicaux nécessaires. Pour trouver la force d’opérer cette « bifurcation » salutaire, Saito invite à un nécessaire retournement de perspective, en apprenant des initiatives locales qui, dans le Sud global, ont déjà commencé à résister à la logique extractiviste du capital. La justice climatique devient ici le véritable levier de la révolution, et « Moins ! » se transforme en appel vibrant à la solidarité internationale. La lutte s’organise par la base : coopératives de travailleurs, agriculture biologique, mobilisation citoyenne contre les multinationales polluantes. La multiplication de ces initiatives, qui réinventent les rapports au travail et au temps, dessinent les contours d’un futur où l’abondance ne sera plus la promesse creuse du consumérisme, mais une réalité vécue par tous, dans le respect des limites de notre planète.

Kohei Saito, en conjuguant la radicalité de la critique marxiste avec la conscience écologique de l’anthropocène, nous livre un ouvrage fondamental. C’est un manifeste lucide, mais optimiste. Un « Et si ? » audacieux, qui invite chaque individu à faire le pari de l’utopie et à rejoindre, sans plus tarder, les 3,5 % qui feront basculer le monde vers une société plus juste et plus durable. Car il est grand temps de passer du capitalisme du manque au communisme de l’abondance. Moins, mais infiniment mieux.

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