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C ’est une phrase de Pascal, sous forme d’interrogation, mise en exergue du livre, qui en inspire le titre : « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? » François Jullien, qui questionne l’interculturalité en cette époque de mondialisation, montre que la philosophie doit sortir du contexte européen pour rencontrer d’autres langues et d’autres pensées, aux ressources inimaginables par sa langue et sa pensée, qui lui indiquent « d’autres configurations du pensable ». Ainsi, il s’efforce de dégager un « champ partageable à la fois de l’expérience et de la pensée ». Il part d’une Histoire de la Chine écrite par le père Martini montrant que sa chronologie ne coïncide pas avec celle de la Bible et que l’histoire d’un pays très éloigné du monde occidental ne s’intègre ni ne renvoie à la nôtre. Cette constatation n’a pu qu’ébranler les fondements d’une pensée qui se croyait universelle, c’est pourquoi Pascal lui-même a raturé cette formule, mais son désarroi a ouvert un chemin aux sciences humaines.

Une différence linguistique essentielle : la question de l’être

Moïse a jeté certaines bases de notre civilisation, en promouvant « l’intérioration religieuse de l’interdit, la morale de l’ascèse et la sublimation », mais qu’en est-il en regard de la Chine, ce vaste empire, qui l’ignorait totalement, et que les Européens ont découvert avec stupeur. Il s’est agi d’une rencontre entre deux civilisations d’égale puissance, à laquelle n’avait préparé aucune médiation antérieure, un lieu où le message du christianisme trouvait sa limite historique car il n’y avait là aucune attente religieuse. En Occident, la pensée de Dieu s’articule en premier lieu avec le verbe « être », et la pensée occidentale depuis Aristote, présenté ici comme un passeur, s’est efforcée de montrer que Dieu « est ». Dans la religion juive, le nom de Dieu, Yahveh, s’explique à partir du verbe être : « je suis » qui se dit ’ehyèh, et « il est » yahavèh. La pensée utilise la langue et la réfléchit à l’instant où elle la déploie. Mais on ne trouve pas d’équivalence dans la langue chinoise, qui ne dit « je suis » non de façon absolue, mais circonstancielle, soit par l’expression « je suis là », zai, qui désigne la localisation, ou par le terme cun, « je subsiste », ce qui dissout la question de l’être.

Dieu : de l’Occident à la Chine, la notion d’écart

Les langues occidentales isolent souvent le mot dieu, même au sein du polythéisme. Ce terme unitaire et porteur d’unicité s’avère pourtant équivoque. Il renvoie à Dieu comme principe mais aussi comme personne : on l’atteint par l’intelligence mais il se manifeste comme présence. Dans sa première acception, il s’avère explicable et relève de la philosophie ; selon la seconde, issue en majorité de la tradition biblique, il fait vivre. Pascal lui donne comme lieu d’accueil non plus la raison mais le cœur. Dieu de la raison ou de la révélation, il constitue la genèse de la pensée européenne. La Grèce a épuré la multiplicité des dieux pour l’absolutiser et en faire l’objet du logos. Mais en chinois, la particularité de la langue qui ne pense pas l’être au sens absolu, se passe de l’idée de Dieu, et privilégie le « seul processuel de la voie » qu’elle désigne par le terme tao. Elle a mis en évidence la notion de cohérence, d’harmonie et de régulation. Sa particularité réside dans une histoire fondée sur le non-développement de l’idée de Dieu. De ce fait, le pouvoir temporel n’y apparaît jamais menacé par la rébellion du spirituel. Ainsi, contrairement à l’Occident, il n’est nul besoin de sortir de la religion, puisque aucune figure forte de Dieu ne la porte.

La médiation des ancêtres…

En ce qui concerne la Chine archaïque, au moment où commence en Europe une histoire de Dieu, à savoir le second millénaire avant notre ère, des inscriptions nous permettent de comprendre les notions de divinité et de sacralité. Sous la dynastie des Shang les cultes d’origine clanique ou tribale vénèrent les éléments et les 4 directions. Au-dessus du monde terrestre règne Shang-di, Le Seigneur d’en haut, qui exerce un pouvoir sur le monde et reçoit les sacrifices, bien qu’il ne soit pas le seul dieu. Toutefois le monde chinois se distingue des cultures moyennes ou proches – orientales par la pauvreté de sa mythologie, et n’utilise pas de grand Récit pour justifier la configuration d’un Au-delà, l’accès au divin s’effectuant par la médiation des ancêtres. Une rupture dynastique, avec l’avènement des Zhou, à la fin du second millénaire avant notre ère, promeut une nouvelle figure suprême du divin, celle du Ciel. Elle s’accompagne d’une moralisation de l’histoire qui durera trois millénaires : c’est le Ciel qui confère au souverain son mandat et provoque sa chute s’il démérite. Le roi est le partenaire du Ciel qui régule l’ordre politique. La transcendance est résorbée, plutôt qu’exacerbée.

…pour une spécificité chinoise

Le souverain, qui a reçu son mandat du Ciel, doit se conformer à l’ordre du monde. Il doit faire preuve d’une attention respectueuse, forme de conscience morale qui « dispense ainsi de toute autre préoccupation, y compris celle qui serait spécifiquement religieuse. » L’empereur doit justifier le soutien accordé par le ciel, en manifestant une grande vigilance dans les détails. François Jullien emploie à cet égard le terme de « caution réciproque. » La crainte à l’égard des puissances extérieures se mue en Chine en inquiétude intérieure, à l’origine de l’exigence morale, alors que la peur du divin domine dans la tradition religieuse occidentale. Le culte ancestral permet d’organiser les rites religieux. En effet, le terme chinois zong jiao utilisé aujourd’hui pour désigner la religion peut se traduire par « enseignement ancestral ». Dans la Chine archaïque, pour comprendre le non-déploiement de la prière, il convient de s’attacher d’abord au procédural, en examinant les pratiques divinatoires, très perfectionnées, qui précèdent les sacrifices et privilégient la technique au détriment du divin. L’intérêt accordé très tôt au tracé mantique fait écho à l’idéographie chinoise. La prière laisse la place au rite, mais le terme li qui le signifie désigne d’abord la coupe rituelle des sacrifices, puis, par une extension sémantique, « toutes les entreprises concernées par ces sacrifices », et enfin les divers aspects de la conduite, le rite désignant à la fois la norme et le comportemental.

D’une extrême richesse, le livre de François Jullien s’attache à explorer tout l’écart qui sépare la religion chinoise de la nôtre. À travers des extraits des plus grands textes de la Chine ancienne, relus et mis en perspective, et des commentaires linguistiques, l’auteur de Moïse ou la Chine propose des analyses percutantes, et invite à comprendre l’Empire du Milieu avec un regard non occidental. Aujourd’hui, certains chercheurs Chinois s’attachent à inventer de nouveaux outils théoriques qui leur permettront d’approfondir leur propre culture, et de l’analyser de façon plus éclairante. Le livre de François Jullien, aussi passionnant que percutant, nous invite à creuser l’altérité, à comprendre une pensée qui, contrairement à la nôtre, ne s’est pas souciée de l’image de Dieu.

Jullien, François, Moïse ou la Chine : quand ne se déploie pas l’idée de Dieu, Éditions de l’Observatoire », »05/01/2022″, »1 vol. (361 p.), 21€.

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