Sholem-Aleikhem, Motl, fils du chantre, traduit du yiddish par Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg, L’Antilope, 17/03/2022, 22€.
Sholem-Aleikhem, pseudonyme fondé sur un jeu de mots d’un écrivain yiddish, est l’auteur de nombreux livres dont le célèbre Tevyè le laitier (plus connu sous le titre d’Un violon sur le toit), qui fut adapté en comédie musicale. La réédition par les éditions de l’Antilope de Motl fils du chantre permet de redécouvrir un roman plein de fraîcheur, dont l’action se déroule principalement dans un shetl russe, et dont il décrit le quotidien avec beaucoup d’humour et de tendresse.
Le regard d’un enfant
C’est la voix du narrateur qu’il nous est donné d’entendre. Motl, le jeune héros, dévoile un monde qu’il perçoit de manière enfantine, avec un mélange d’espièglerie et de fantaisie. Son émerveillement, le matin de Pessah, relève d’une vision quasi-animiste de la vie qu’il célèbre. Proche de la nature dans laquelle il s’immerge, il n’hésite pas à danser avec Menyè (c’est le nom qu’il lui a donné), le veau du voisin, dont il se sent proche, pour célébrer la beauté de la création divine. Au contraire de son frère Elyè, grincheux et conventionnel, Motl est animé d’une pensée poétique qui abolit la distance entre lui et l’univers :
À peine échappés, libres dans ce monde radieux créé par le Bon Dieu, nous avons ensemble, pleins de gratitude envers la nature, manifesté notre joie. Moi, j’ai levé mes deux bras, ouvert grand la bouche, aspiré autant que je le pouvais la tiédeur de l’air nouveau, et j’ai eu l’impression de grandir, d’être tiré tout là-haut, au plus profond de la calotte d’azur, là où flottent, de loin en loin, des nuages vaporeux…
Ce sentiment d’appartenance, l’enfant l’exprime de façon spontanée. De ses lèvres jaillit un chant, célébrant la gratuité de la création « comme un Cantique des Cantiques, une extase divine, un ravissement céleste : « Ah, Père céleste ! Ah ! Père divin ! Ah mon Dieu-eu-eu-eu ! »
Il est très vite accompagné par le veau qui se joint à lui en poussant force « Meuh ! ». Dans cette scène initiale se manifeste toute la spécificité de l’univers de Sholem-Aleikhem, un monde poétique nuancé par le rire, qui invite à ne pas trop se prendre au sérieux. L’élan mystique de l’enfant échappe à l’écueil de la littérature édifiante par ce caractère d’autodérision. La scène, à l’inverse, est peu prisée par son frère, qui le frappe et le réprimande. Mais d’emblée, le ton est donné.
Désamorcer le tragique
Si le livre s’ouvre sur un moment d’humour, il ne fait pas l’impasse sur le caractère douloureux de l’existence, auquel l’enfant se trouve très vite confronté. La maladie puis la mort du père plongent la famille dans la misère. La figure de la mère, éternelle pleureuse, est décrite avec une distance ironique. L’enfant, en dépit des malheurs qui l’accablent, ne se départit ni de sa joie de vivre, ni de son innocence, et ne comprend pas le chagrin des adultes. Pourtant, les vicissitudes ne cessent de s’enchaîner, un malheur en emmenant un autre. Le mariage de son frère avec une femme riche ne produit pas le résultat escompté, ses tentatives pour gagner de l’argent échouent, et le projet de voyage en Amérique, nouvelle Terre Promise, se heurte à de nombreux obstacles, que l’enfant raconte sur un ton léger, presque insouciant :
Et ils se mettent à pleurer, maman les accompagne. Que s’est-il passé ? La maison a brûlé ? On les a chassés ? Pas du tout ! Le beau-père d’Elyè, Yoynè le boulanger, a banquerouté, fait faillite, comme on dit chez nous. Les créanciers sont venus et ont saisi jusqu’à sa chemise. Jusqu’au moindre bouton de culotte. Tout ce qui était dans la maison elle-même, avec quelles humiliations en plus ! On l’a prié de bien vouloir débarrasser le plancher. En d’autres termes, on l’a jeté comme une vieille chaussette.
La vivacité de style de l’auteur, tout en phrases courtes et expressives, restitue cette atmosphère tragi-comique du village de l’enfant.
Un shetl au début du XX è siècle
La vie de Motl, marquée par la pauvreté (une indigence qui refuse pourtant le déclassement social, il ne peut pas exercer n’importe quel métier, étant fils de chantre, une activité jugée plus noble que les autres, car au service de Dieu et de la liturgie) est ponctuée par les menus travaux qu’il effectue pour permettre à sa famille de survivre. Nous le suivons dans l’accomplissement de ces tâches qu’il détaille à l’envi : dormir chez un voisin malade, vendre dans la rue la limonade puis l’encre fabriquées par Elyè, qui s’inspire des recettes d’un livre pour concevoir des produits qu’il échoue à commercialiser, etc. Le roman dresse toute une galerie de portraits, mettant en scène les habitants du shetl, aussi savoureux que satiriques comme le beau-père de son frère :
Le futur beau-père est un grossier personnage. … Pessyè dit que les queues de cochon ne font pas des chapeaux de vison.
Vient aussi la voisine, avare et désagréable :
La femme de Menashè le guérisseur, on l’appelle d’après le nom de son mari : Menashette la guérisseuse. C’est une sale bonne femme. Tout le monde le dit. Vous savez pourquoi ? Parce qu’elle est méchante. Comme par un fait exprès, elle a une figure hommasse, une voix d’homme, elle porte des bottes d’homme et quand elle parle, on a l’impression qu’elle est en colère.
L’enfant évoque aussi un certain nombre de figures, comme Mendl, l’abatteur rituel, Altè, la cadette du boulanger, ou le riche monsieur Luryè. Sous sa plume, chacun devient vivant. Cette constellation de personnages permet de se représenter l’atmosphère du shetl, avec ses relations humaines, mais aussi ses rapports de pouvoir et de domination, tout un microcosme que l’enfant, à l’instar de l’auteur du livre, sera bientôt amené à quitter.
L’impossible émigration vers le Nouveau Monde
C’est la pauvreté qui pousse la famille à émigrer vers l’Amérique Eldorado fantasmé mais inaccessible. Avec la même verve, l’enfant, moderne Juif errant, décrit les pays traversés, les tribulations, les escroqueries, l’accueil pas toujours bienveillant que reçoit sa famille. Il aime dessiner, et fait songer au frère de l’auteur, devenu artiste peintre, et à Chagall, tous deux issus d’un monde où domine l’aniconisme, et estime que l’image constitue un péché. Dans l’ensemble du roman, les souvenirs personnels de l’auteur et des éléments autobiographiques se mêlent à la fiction. La famille, après avoir vendu une moitié de maison, se fait voler sa literie. L’argent s’épuise. Le quotidien des migrants, objet de la seconde partie, est raconté dans le même esprit que l’existence au shetl. Il fait de multiples rencontrent, qui le confrontent au destin d’autres Juifs.
Chronique d’un monde disparu, le roman de Sholem-Aleikhem offre un témoignage, assez différent par le ton de ceux d’Isaac Bashevis Singer, de la vie des Juifs d’Europe centrale. La légèreté apparente du ton ne masque jamais la gravité. Les protagonistes sont victimes des préjugés, de la misère, de l’antisémitisme. L’humour n’exclut pas la critique sociale.
Un beau livre, plein de sensibilité et de drôlerie, qui présente des personnages attachants, avec un talent manifeste de conteur.
Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne
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