Le mur de nuages est un phénomène météorologique annonciateur d’un violent orage et de certaines tornades. C’est avec ce titre aussi poétique que comminatoire, Mer de nuages, que Marie Modiano signe son troisième roman. Dans une écriture fouillée et soignée, elle plonge le lecteur dans un univers de désespérance pour lui narrer les souffrances et les errances du jeune Lantos, un enfant rejeté par le destin.
Abandonné dès la naissance en bordure de la nationale W19, Lantos est placé dans la Maison des enfants du désert, un orphelinat où s’entassent les âmes esseulées, avant d’être confié à une famille d’accueil (les Soidnell) où il ne reçoit que les soins élémentaires, à l’exception notable de la tendresse, la bienveillance et l’amour. Rejeté par ses parents biologiques, ignoré par ses parents adoptifs, anéanti par la disparition prématurée de sa sœur adoptive Ulli, Lantos s’interroge très tôt sur le sens de l’existence. « Il se contentait de hausser les épaules face à l’absurdité de l’existence. Absurdité que ses géniteurs se soient un jour rencontrés bibliquement. Absurdité d’être né. Absurdité de ne pas avoir encore été rappelé dans les ténèbres. La fuite lui apparaissait la seule issue possible ».
Cette fuite, il la trouve dans la musique et les songes. Lorsqu’il découvre la mandoline et le pouvoir d’évasion de la composition, Lantos s’y réfugie avec passion et entrevoit une autre destinée (« La pratique de la mandoline et les nouveaux paysages intérieurs que Lantos découvrait grâce à l’écriture lui faisaient oublier ses souffrances »). C’est ainsi qu’à l’adolescence, il embarque son instrument, prend la route et décide de s’installer à Vera Sol, la mégapole côtière dont il avait eu la vision dans ses rêves d’enfant. Dans cette « ville de l’hémisphère Nord la plus proche du soleil », Lantos – qui, nourrisson, survécut aux assauts ardents de notre astre – ne craint pas de s’y brûler les ailes. Après des années d’errance, de doute et de désespoir, il réside, à vingt-sept ans – l’âge maudit des plus grands génies de l’histoire du rock (Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain et Amy Winehouse) –, dans un hôtel social de la ville basse, populeuse et miséreuse, et se produit sur la scène du Seven & Blue. Il y joue ses compositions, portées par la voix extraordinaire de sa compagne Fryda, avec l’espoir un peu naïf de l’éternel rêveur qu’il est d’accéder un jour à la ville haute et ses promesses.
C’est dans ce club de jazz sans gloire, le Seven & Blue, qu’il attire l’attention de Martin Rusk, directeur marketing de Tazière International, puissante compagnie implantée sur la colline des Métaux, « la plus réputée de la ville ». Saluant « un magnifique produit », l’homme d’affaires lui fait miroiter un contrat dans le prestigieux Taromage Palace. En se rendant dans la ville haute pour rencontrer Martin Rusk, Lantos prend soudain conscience des « incompréhensibles injustices qui (perforent) le haut et le bas de cette grande cité, les montagnes dorées et la plaine des souffrances ». Malgré la colère sourde qui gronde en lui, l’espoir de se « construire une nouvelle vie au plus près des nuages » l’obsède, rognant au passage ses convictions.
Lantos s’efforce alors de poursuivre des chimères pour sortir de la précarité et faire enfin reconnaître son talent. Des illusions qui se fracassent contre le cynisme et l’humiliation de Fryda (« Tout en elle n’était vraiment que méchanceté et laideur morale ») et se noient dans le brouillard crasseux de la ville basse. Des espoirs qui se heurtent à un infranchissable mur de nuages, au travers duquel les désespérés ne peuvent s’aventurer. Son ami Aberoze, qui avait tenté sa chance bien des années auparavant, l’avait pourtant mis en garde, énonçant que Vera Sol « n’est pas faite pour les humains, elle est si injuste qu’elle ne récompensera jamais ceux qui le méritent ».
Dans un tourbillon de désenchantements et de ténèbres, Lantos sombre dans le doute. Les angoisses métaphysiques l’assaillent, comme si la possession, l’accumulation des richesses, la gloire, n’étaient en définitive que d’autres chimères, elles aussi irrémédiablement vouées à disparaître. Lantos « était pris de vertiges à la pensée qu’il ferait un très court passage sur terre. Il avait l’impression d’attendre dans une parenthèse entre deux néants ». C’est finalement dans ses rêves, nichés au fin fond de la nuit noire, que Lantos retrouve la paix et au bord de l’océan, contemplant l’immensité, qu’il trouve du réconfort (« Les berges du port étaient à la fois la promesse d’un ailleurs mais aussi une ouverture sur les ténèbres. Lantos s’y sentait à sa place »).
Marie Modiano signe, avec Mer de nuages, un roman noir déroutant qui dénonce avec subtilité les errements de notre société, intrinsèquement inégalitaire, cynique, perfide, violente. Une société qui ignore les oubliés, les égarés et leurs talents. Dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler celle si singulière de ses albums, Marie Modiano – qui est aussi musicienne et chanteuse – réserve une place de choix à la musique, qui, au-delà d’apaiser les mœurs, panse les plaies, entretient les rêves et porte l’espoir. L’espoir d’une humanité meilleure. L’espoir d’une société qui fera enfin voler en éclats ce putain de mur de nuages qui cache ce que la nature humaine a peut-être de plus riche : sa diversité.
Modiano, Marie, Mur de nuages, Gallimard, 06/01/2022, 1 vol. (159 p.), 16,50€
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