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Claudio Magris, Figures de proue. Ces yeux de la mer, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 06/06/2024, 153 pages, 19€.

D’où vient la figure de proue ? À l’origine, bien avant sa naissance on trouve, à l’avant des bateaux, un œil peint, investi d’une fonction apotropaïque, destiné à détourner les maléfices de la mer. Cette fonction de regard a perduré, même lorsque la figure de proue a revêtu des formes diverses (serpents, dragons, animaux sauvages d’allure menaçante) et plus élaborées, car on lui déléguait la fonction de transgresser une interdiction, un tabou peut-être :

La figure de proue est placée à l’avant du navire pour scruter ce qu’il est interdit aux autres de voir, pour violer cette interdiction et en assumer la faute et ses conséquences.

Une évolution des représentations, de l’œil originel à l’image de la femme absente

Selon Claudio Magris, la plus ancienne figure de proue évoquée par la mythologie serait celle de la nef Argo, associée à la conquête de la Toison d’or. En forme de bélier, elle aurait été sculptée dans le bois d’un chêne sacré de Dodone. Très souvent, la figure de proue a affecté l’image d’un cheval fendant les flots, ce qui a permis à Giuseppe Sgarbi d’émettre l’hypothèse que le cheval de Troie aurait été en réalité un bateau à la figure de proue ornée d’une tête de cheval, qu’une erreur de traduction aurait transformé.
Les figures de proue ont évolué. De bêtes féroces, elles se sont métamorphosées en gracieuses images féminines dans notre imaginaire, bien que les représentations masculines existent également, mais paradoxalement, semblent moins terrifiantes. Si les figures de proue ont contemplé des atrocités, elles affichent une troublante et énigmatique sérénité, comme le montre cet exemple :

Sur la très belle bouche de la figure de proue du quatre-mâts Falkland, qui fit naufrage dans les parages des Scilly un soir de l’été 1901, il y a un sourire indéchiffrable, le sourire de la koré qui non seulement voit disparaître dans les flots de nombreux marins de l’équipage, mais est elle-même experte de la disparition dans les profondeurs et sourit de ce jeu ingénu et terrifiant.

La figure de proue est créée par les éléments ; l’eau et le vent contribuent à rendre vaporeuse et faire ondoyer cette forme née du bois. Dans cette image, évolution du regard primitif, le sourire et les seins jouent un rôle essentiel, comme on le voit sur les figures conservées dans les musées.

Une image mortifère et inquiétante

De navire inconnu : cette formule intervient de façon récurrente dans les catalogues des musées, et fait songer à la formule “né de mère inconnue”, qui rattache la figure de proue à “quelque chose de perdu, de naufragé, de disparu à jamais.” Cette dimension intervient avec d’autant plus de force que certaines d’entre elles sont fissurées, délavées, corrodées par l’érosion. Leur sauvetage présente un caractère mythique. La figure de proue se veut érotique et sacrale à la fois, invoque simultanément Eros et Thanatos. Elle apparaît singulièrement mortifère, et, arrachée à la mort, ne cesse pourtant de l’appeler. Son emblème pourrait être Eurydice, comme celle de la frégate homonyme du musée de La Spezia. Tout se passe comme si le marin réparait la transgression d’Orphée et ramenait Eurydice de l’Hadès. Ce personnage mythologique sert souvent de modèle de figure de proue, comme le montrent divers exemples. En revanche, malgré leurs connotations funèbres, elles ne pouvaient trouver leur place dans les cimetières, car l’Église les créditait de relents de paganisme. Elle voyait dans les figures de proue un culte érotique issu des enfers, ravivant des superstitions et des croyances en des esprits élémentaires. Il ne s’agissait pas seulement de bannir la nudité, mais le risque de sorcellerie. Pour exorciser leur caractère démoniaque, on sculptait parfois des madones dans certaines que l’on avait récupérées, et des sculpteurs de ces figures étaient aussi des madonnari.

Des objets d’amour

On trouve maints exemples de vols de figures de proue. C’est le cas de la Dame de Trogir, ravie à Lépante par Alvise Cipico, et à nouveau volée, peut être en raison de la séduction qu’elles incarnaient. Mais d’autres, loin de s’avérer des créatures fatales, offraient une ressemblance avec les êtres chers que l’on avait laissés sur le rivage, et permettaient d’emporter en mer leur image. Sur le schooner Mary Ann la figure de proue représentait la nurse qui avait sauvé de la noyade les enfants de l’armateur. La Barcelonaise Maria Parés est représentée à la proue de l’Aurora commandée par son père. A côté de ces proches des navigateurs, on trouve également des portraits de femmes célèbres, la cantatrice suédoise Jenny Lind, l’actrice Julia Bennett Barrow, revêtue de la robe qu’elle portait pour interpréter le Chant de Hiawatha de Longfellow. Hawthorne a écrit, à partir de la vie d’un sculpteur de figures de proue nommé Shem Drowne, un inquiétant conte fantastique. Cette thématique a inspiré Günther Grass et Karen Blixen. Les poètes aussi sont fascinés par les figures de proue, comme Juan Octavio Prenz ou Pablo Neruda.

Ensevelir, collectionner

Certaines de ces figures sont ensevelies dans les cryptes de musées comme celui d’Altona, ou dans des cales de bateaux comme celle du Cutty Sark. L’auteur décrit les diverses scénographies comme celle de la collection Mursia à Milan ou du musée maritime de Göteborg.
Le désir de collectionner peut s’apparenter au fétichisme, et constituer une forme d’hybris. Claudio Magris évoque Long John Silver, avant de se pencher sur le traitement littéraire de cette obsession dans certains contes d’Hoffmann. Il recense et décrit quelques collectionneurs célèbres de figures de proue, dont persiste le caractère aussi fascinant qu’énigmatique.

Muses et Pygmalions

Travail des sculpteurs et des décorateurs de navires apparaissent liés. En 1543 paraît le premier traité, écrit par Jeffrey Bythane, sur la décoration des vaisseaux, mais les stucs et les décorations coûteuses sont intervenues plus tard. En France, le règne du Roi Soleil donne lieu à une profusion de magnificence, qui renvoie à la puissance du monarque mais aussi à la fascination dégagée par les sirènes et les Amphitrite. C’est, en revanche, assez différent dans les pays protestants où on privilégie l’austérité et la sobriété. On met l’accent non sur l’aspect artistique mais sur le travail bien fait, en particulier aux Etats-Unis, de 1740 à 1830. Peu attirés par la sensualité charnelle, ces pays suscitent une atmosphère de dévotion qui influence la création des figures de proue. Les Anglais utilisent le chêne, les Américains lui préfèrent le pin, plus tendre à travailler. Elles ont aussi inspiré des auteurs très divers.

Superbement illustré, le livre de Claudio Magris, qui oscille entre tableau historique ou rêverie poétique, nous initie à cette partie mystérieuse de la statuaire que représente la figure de proue. Il évoque les textes littéraires qui s’y rapportent, les croyances et les superstitions qui s’attachent à elle, souvent liées à la crainte du démoniaque, en particulier au Massachusetts à l’époque puritaine, au moment du procès des sorcières de Salem.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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