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Nahiba Guiga, Les Blessés de Napoléon, Passés Composés, 04/06/2025, 400 pages, 24€

Dans une précédente chronique, je vous faisais part de ma perplexité devant l’immense production littéraire ayant trait à Napoléon et plus largement à l’Empire. Celle-ci n’était pas encore terminée qu’un nouvel ouvrage se présentait à moi. Encore un ! De quel sujet peut-il bien s’agir qui n’ait jamais encore été traité ?      
À mon grand dam, moi qui voulais prouver dans mon compte rendu de lecture que la chose avait déjà fait l’objet de moult éditions, je me suis rapidement aperçu de mon erreur, bluffé que j’étais par cet ouvrage, le premier, de Nahiba Guiga. Cette docteure en histoire, diplômée de l’université d’Heidelberg, présente sous un jour nouveau les conséquences et autres dommages collatéraux de tout conflit, au cours duquel les blessés sont souvent considérés, tout au moins dans les livres, comme passés en pertes et profits.
L’historienne s’est appuyée sur les très nombreux témoignages de ceux qui ont été les victimes du fer et du feu, mais également sur les spectateurs horrifiés ou blasés qui ont assisté à toutes les phases de l’affreuse chose qu’est la guerre.
Si vous laissez votre regard glisser lentement sur les nombreuses toiles dédiées aux batailles impériales, vous pourrez apercevoir à quel point l’artiste a minimisé, tout en le représentant au centre de l’œuvre, le visage serein du blessé quittant fièrement le champ de bataille ou quémandant le regard de l’empereur. La réalité est toute autre. Mutilé dans sa chair, rendu parfois à des morceaux épars, le malheureux dont la face blême de l’agonie ou la crispation douloureuse de la souffrance doit sûrement implorer une aide qui tarde à se concrétiser.

Avant la bataille

La théorie ne résiste jamais à l’épreuve de la réalité. C’est ce que Clausewitz nomme très justement « le brouillard de la guerre ». S’il existe bien un service de santé des armées, celui-ci n’est souvent conçu que par temps de paix. Le personnel, bien formé, est appuyé par un matériel souvent à l’avant-garde des progrès de la médecine. Sur la base d’un entraînement intensif, d’un contact permanent avec les conducteurs du train des équipages et les troupes en campagne résultent une série de règlements et d’instructions dont la doctrine d’emploi, croit-on, parviendra à soulager les maux de la violence inhérente au champ de bataille.
Tout est parfaitement mis en place – caissons de pansements, rations et instruments chirurgicaux – pour être prêts à satisfaire à la demande des pertes par blessures. Du simple conducteur de chariots, en passant par les infirmiers, les administratifs, les pourvoyeurs en matériels et autres fourriers recherchant le meilleur – ou le moins mauvais – emplacement, les hommes du service de santé secondent les médecins et surtout les chirurgiens pour un accomplissement de leur difficile devoir.

Pendant la bataille

Dès le déclenchement du feu, des lignes entières s’effondrent sous le coup de la mitraille, aussitôt remplacées par les suivantes. Le boulet passe en vrombissant enlevant des colonnes de « moustachus ». Pour ceux qui sont morts, les corps éparpillés heurtent de plein fouet leurs camarades qui continuent inexorablement à avancer. Entre les deux, les blessés s’agitent et hurlent leur désespoir. Pour celui dont les plaies ne permettent pas de se relever seuls, il faut attendre la fin de l’assaut pour qu’un ou deux frères d’arme, le plus souvent également atteints, le retrouvent raidi par la douleur et la peur de la mort solitaire. Confectionnant un mauvais brancard avec des fusils croisés, sous les balles et les boulets perdus, ils mèneront le malheureux vers un espace plus sécurisé. Si la bataille s’éloigne, les brancardiers du service de santé se présentent, errant de corps en corps, pour rechercher ceux que l’on peut encore sauver, quelquefois au prix de l’horrible mutilation.
Resté parfois des heures allongé, entouré des gémissements et des cris de fureur des agonisants, le blessé va chercher dans les tréfonds de sa volonté des raisons d’espérer un futur avec un membre ou deux en moins. Il doit, malgré sa situation, tenter de repousser les ignobles détrousseurs qui, alors que le combat n’est pas terminé, entreprennent de le dépouiller.
Dans les formations sanitaires, le premier acte est de trouver un emplacement pour installer l’ambulance – lisez l’hôpital mobile de campagne – suffisamment loin des balles mais au plus près du terrain labouré par le fer. Si la ligne de feu se déplace, il faut s’avancer ou reculer à temps. La Mort décidant seule, les brancardiers, infirmiers ou médecins paient eux aussi le tribut à la guerre, diminuant ainsi les probabilités de relevage des soldats blessés.
Si la chance a fait du combattant un blessé pouvant se déplacer seul à l’arrière, c’est claudiquant ou criant son infortune que la victime cherche le lieu de sa prise en charge. Avec un peu de veine, il finit par la trouver avant de laisser la vie le quitter. Lorsqu’il trouve à l’abri d’un chemin creux ou en lisière d’une forêt un amoncellement de membres découpés, c’est qu’il est arrivé à bon port.
Le choc émotionnel ressenti devant une telle vision d’horreur le fait reculer. Souvent, il doit attendre, désormais allongé au milieu de dizaines de compagnons, plusieurs heures avant que l’on puisse le prendre en charge. Néanmoins au dire de ces glorieux survivants, l’angoisse de périr seul s’estompe peu à peu et l’espoir renaît. Si son cœur ne lâche pas alors qu’on le charcute sur une porte transformée en table d’opération, il doit encore lutter bec et ongles contre l’infection qui ne demande qu’à se propager.

Après la bataille

Retiré du champ d’horreur avec des soins plus ou moins sommaires, malgré le dévouement des survivants du service de santé, le blessé, dont 50 % de ses frères d’arme ont rendu l’âme au cours de leur prise en charge, est livré aux équipes de l’évacuation sanitaire vers les centres de triage. S’il n’est pas encore tiré d’affaire, le blessé peut retrouver un peu d’espoir.
En fonction de la gravité du patient, de ses chances de survie et de l’argent qu’il a en poche, l’homme sera dirigé vers un hôpital fixe, une formation sanitaire qui a pris possession de bâtiments en dur ou bien dans un établissement religieux au sein duquel il trouvera, en sus des soins donnés au corps, un peu de réconfort moral.
À l’issue de sa longue hospitalisation, le survivant pourra être de nouveau dirigé vers un centre de convalescence, terminus indispensable à celui qui a pâti dans sa chair. Rien de tel qu’un séjour dans une ville d’eau ou dans un foyer confortable, soigné par d’accortes demoiselles admiratives du courage du militaire devenu par la force des choses une sorte de héros.

De retour en France, il faudra une bonne dose d’optimisme – et d’alcool – au mutilé pour remodeler sa vie loin des camarades. Pour ceux dont la blessure n’a occasionné aucune invalidité grave, la réintégration dans son unité se fera avec impatience, tant pour raconter son aventure à ses compagnons de combat que pour compter ceux qui sont revenus de la grande aventure.

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