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La réédition à un format poche de cet ouvrage publié en 2008 est l’occasion de revenir sur l’œuvre aussi exceptionnelle qu’insuffisamment (re)connue de Pierre Hadot (1922-2010), du moins par un large public. Ce dernier par ses travaux, par sa « reconceptualisation » de « l’exercice spirituel » et par ses « leçons », nous a légué de précieuses clés pour accéder à l’héritage philosophique gréco-romain. Passé par l’École Pratique des Hautes Études et une trajectoire de vie aussi hésitante que celle de nombre de nos contemporains, Hadot devint titulaire de la Chaire d’Histoire de la pensée hellénistique et romaine au Collège de France (1982-1991). Spécialiste de Patristique puis des Stoïcismes grecs et romains, il a renouvelé fondamentalement la façon dont nous comprenons la philosophie antique, montrant qu’elle fut avant tout une façon de mener sa vie et d’éveiller sa conscience, non le souci d’élaborer des systèmes de pensée. Cette approche a notamment pour incidence et comme argument que les textes qui nous sont parvenus doivent d’abord être situés par rapport à leur(s) finalité(s) : par qui et pour qui le texte considéré a-t-il été écrit et dans quel but ? Certains textes sont ainsi des textes « de travail » internes à une École tandis que d’autres sont des textes de « propagande » ; certains sont écrits « pour soi-même » (Marc Aurèle) tandis que d’autres sont la mise en forme des notes personnelles d’un auditeur et élève (Le « Manuel » d’Épictète par Arrien). Hadot nous aide ainsi, par-delà deux millénaires d’un Christianisme qu’il connaissait si bien, à accéder à nouveau à une part essentielle de l’héritage spirituel de l’Occident : la part la plus fondamentale, peut-être ; fondatrice, certainement.
Cet ouvrage sur Goethe est l’un des derniers publiés de son vivant (avec « L’enseignement des antiques, l’enseignement des modernes « en 2010). Il regroupe des textes qui, pour la plupart, ont été écrits au fil des décennies passées à la tête de sa Chaire au Collège de France. Il montre combien l’héritage gréco-romain a irrigué et nourri la vie philosophique, spirituelle, intellectuelle et culturelle de toute l’Europe jusqu’à nos jours, en passant par les Lumières.
En analysant le Faust de Goethe dans le premier chapitre, Hadot pose le jalon essentiel : comment « l’Homme occidental moderne » peut-il procéder, et selon quels cheminements intérieurs, pour accéder au si précieux trésor de l’héritage spirituel antique ? Il nous montre comment Goethe, à travers son » Faust » notamment, pose cette question et construit l’espérance que partage sans doute Hadot au fond de lui : redonner une vie irrépressible à ce que les siècles et les contingences historiques auraient pu effacer complètement, notre héritage philosophique et spirituel collectif, l’essentiel ce qui peut encore définir profondément et de façon culturellement ouverte « l’Occident ».
Hadot trouve et montre la critique de notre modernité existentielle sous la plume de Goethe et il la ranime à notre conscience qui en a autant besoin aujourd’hui qu’il y a deux siècles : l’Occident ne s’est pas guéri de ses propres poisons millénaires. Tout le chapitre I, consacré par Hadot à l’exercice chez Goethe de la présence à soi, à autrui et au monde, dans l’immédiateté de sa propre conscience, résonne profondément avec le « ici et maintenant » cher à l’ascèse proposée par le Bouddhisme Zen. Certains passages pourraient être lus dans un texte décrivant les objectifs des exercices proposés par les Maîtres du Zen (pp. 61-62, par exemple). Cet exercice de la « Présence-au-présent » est au cœur d’un très beau poème de Goethe, « Règle de vie « , (Lebensregel, composé le 25 octobre 1828 et écrit à son ami Nicolaus Meyer) qu’Hadot rappelle (page 59) et dont il propose cette traduction :

Veux-tu jolie vie te modeler ?
Du passé ne dois point te soucier
Le moins possible te fâcher
Du présent sans cesse te réjouir
Aucun homme ne haïr
Et le futur, à Dieu l’abandonner.

Dans le deuxième chapitre, Hadot expose l’exercice du « Regard-d’en-haut » comme moyen de remettre chaque chose, chaque être, chaque événement à sa juste place, à son exacte mesure dans notre conscience. Dans ce chapitre, bien des lecteurs (selon leur formation) ne pourraient s’empêcher de faire le lien avec la géographie, qui comme la philosophie est l’une des sciences héritées des Antiques. Car, selon l’exercice du « Regard-d’en-haut », tel que l’expose Hadot, la géographie peut aussi être vue ou utilisée comme source de sagesse : « voir » et comprendre le monde dans sa « totalité », avoir une vue holistique du monde (cosmos) pour y reprendre ou y trouver sa juste mesure, modeste, et son exacte place, ici et maintenant. Il faut rappeler que « cosmos » (issu du mot grec κόσμος) est le titre de l’œuvre majeure et fondatrice de la géographie moderne, écrite par Alexander Von Humboldt, ami de Goethe. Il faut souligner que ces derniers font partie des premières générations de savants, de lettrés et d’êtres humains à disposer de cartes nombreuses, précises (on dispose de projections mathématiques sûres depuis le XVIe siècle) et couvrant des surfaces variables du globe, notamment de l’Europe : la carte peut devenir pour la première fois un support de visualisation « objectif » de sa propre localisation dans le monde et de sa propre mesure au regard du monde (planète) et de l’Humanité.
La méditation que nous propose Hadot nous inciterait donc facilement à considérer la carte topographique du géographe comme une sorte de « mandala » pouvant soutenir la concentration dans l’exercice du « Regard-d’en-haut », celui dans lequel la petitesse (éthique) devient vide de toute signification, l’orgueil ridicule et l’ambition vaine car la conscience humaine rapporte alors la personne qui l’éveille à sa propre et extrême modestie.
Cette dimension géographique d’une méditation philosophique, qui n’est pas mise en évidence par Hadot, fait sens au regard des procédures mentales qu’il évoque, notamment à propos de Goethe s’inspirant de ses guides antiques. Il s’agit des procédures mentales qui relèvent ici d’un autre instrument du géographe et de la cosmographie : les échelles spatiales. Faire varier son observation et sa méditation des plus vastes aux plus modestes grandeurs auxquelles la perception humaine peut s’exercer, c’est associer la conscience du tout et l’humilité du sage dans une réciprocité qui lui est propre et distinctive. Aujourd’hui, cette méditation « géosophique » peut tirer parti de l’imagerie satellitaire pour accompagner l’exercice du « Regard-d’en-haut ». C’est tout à fait patent lorsque l’on écoute les témoignages des spationautes comme Thomas Pesquet qui déclarait récemment : « C’est un effet de recul […] qui met la Terre à l’échelle de nos sens, à l’échelle de ce que l’on peut vraiment percevoir, ce qui n’est pas le cas quand on vit sur Terre, […]. D’aller dans l’espace, c’est vraiment cet effet de recul […], quand on rentre sur Terre, on est un peu changé. » (France Inter, le 7/9 du 9 mars 2021).
Cette idée que ce que certains font physiquement aujourd’hui alors que l’on ne le pouvait que par la pensée autrefois nous « change » (par le « Regard-d’en-haut ») introduit une logique d’émancipation de l’être envers les forces qui tendent à l’enserrer dans un carcan existentiel. C’est ce qu’aborde le troisième chapitre avec la théorie des quatre forces façonnant les destins individuels (Daimôn, Tyché, Éros, Ananké) que l’on pourrait nommer, en Français : l’Âme singulière, la « Fortune », l’Amour et la Nécessité. Hadot s’appuie sur un texte de Goethe concernant les « mots originaires ». Face à ces quatre forces ou « Dieux », qui s’imposent à la personne humaine, a priori, Hadot pose ses pas dans ceux de Goethe qui leur adjoint et leur oppose « l’indomptable audace de l’esprit humain », qui a pour nom « Espérance » (Elpis). Au fil des pages, le lecteur discerne que cette Espérance antique, c’est la quête de Sagesse elle-même qui délie le nœud d’Hercule (voir l’interprétation qu’Hadot propose du Caducée en s’appuyant sur les sources antiques), symbole de cette quête de Sagesse comme processus émancipatoire des conditions « normales » de l’existence humaine. In fine, c’est bien la pratique des vertus comme voie de sagesse qui est le chemin de cette émancipation intérieure et extérieure.
Le Chapitre IV clôt l’ouvrage par l’exercice du Oui-à-la-vie. Ici Hadot ne met pas assez en évidence les liens et les parallèles avec l’Épicurisme dont on peut penser que Goethe était peut-être plus proche qu’il ne semble le souligner ; y compris du point de vue des attendus matérialistes du l’Épicurisme. Hadot, peut-être, adopte ici une perspective trop systématiquement stoïcienne dans sa lecture de Goethe, minorant l’influence épicurienne sur la pensée de ce dernier. Dans le premier chapitre, Hadot présente pourtant une synthèse exceptionnelle des deux Écoles (pp.32-46).

Au-delà de l’inévitable joie d’exister à laquelle sa lecture de Goethe invite le lecteur, ce dernier sera surpris et intéressé de découvrir (p. 203) la compréhension toute philosophique que Goethe avait de l’Islam. En ces temps où règnent les simplismes, il est réconfortant de découvrir ce qu’un homme exceptionnel comme Goethe a pu percevoir de spiritualité dans l’Islam de son temps.
La conclusion de l’ouvrage est remarquable par son idée centrale, fondamentale, essentielle : le philosophe est au service d’Autrui. L’accomplissement spirituel n’est pas une quête égoïste ou égocentrique. Et les interrogations d’Hadot sur ce point sont extrêmement touchantes tant elles sont sincères et explicites. Car comment acquiescer à sa propre joie intérieure dans un monde où tant de souffrance se manifeste ? Sa réponse, toujours appuyée sur l’œuvre de Goethe, est dans ce mot : servir. Et dans ce destinataire toujours nouveau et toujours présent : autrui.

Zénon de Côme
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Hadot, Pierre, « N’oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des exercices spirituels », Albin Michel, « Espaces libres. Idées », 10/02/2021, 1 vol. (249 p.), 8,50€

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