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Nicolas Siron (Dir.), Nouvelle histoire d’Athènes, Perrin, 18/04/24, 398 p., 24 €.

Nicolas Siron propose-là, avec sa quinzaine de collègues chercheurs, un ouvrage remarquable et original à bien des égards. Tout d’abord la composition de l’équipe est d’une grande ouverture, associant Maîtres de conférences, Professeurs et Directeurs d’études, bien sûr, mais aussi ingénieurs-chercheurs et jeunes docteurs ayant soutenu leurs thèses ces dernières années ; diversité aussi, à travers eux, des institutions de recherche représentées : l’EHESS, l’Université de Fribourg, l’Université de Queensland, le Collège de France, l’Institut Catholique de Paris, les Universités Paris-Saclay, Lumière Lyon-2, Toulouse Jean-Jaurès, Paris-1 Panthéon-Sorbonne et Franche-Comté. Nous avons là un vrai travail d’équipe pour nous proposer un regard nouveau sur l’Athènes classique.
Cette nouveauté est aussi portée par un esprit d’innovation incarné par le parti pris de l’ouvrage : se focaliser sur l’Agora et construire chaque contribution à partir des pratiques quotidiennes d’un individu (juge, marchande, métèque, philosophe, etc.). Bref, l’ouvrage dirigé par Nicolas Siron s’essaie à une véritable histoire vivante, susceptible d’être accessible à un large public sans rien céder sur le terrain scientifique. C’est important. D’une part, cela peut faciliter l’accès pour le lecteur à une histoire porteuse de compréhension (au sens de Max Weber) d’autres sociétés humaines éloignées dans le temps ou dans l’espace. D’autre part, cela aide à faire des relations plus nettes et plus sûres avec d’autres questionnements et d’autres compréhensions, comme nous le verrons ci-après avec les cas “Socrate” et ” Zénon de Kition”.

Il est impossible d’aborder ici les seize chapitres de l’ouvrage et seuls certains sont mis en exergue dans ce qui suit. Pourtant tous sont passionnants et méritent que l’on s’y attarde. D’autant que l’ouvrage présente une qualité architectonique remarquable : il allie l’unité de fond, celle du propos et de la perspective, à la possibilité de le lire dans l’ordre qui inspirera le lecteur. Nul besoin de lire ce livre dans l’ordre proposé des chapitres. Dès lors, chaque lecteur peut laisser librement son intuition le guider et découvrir, dans son propre ordre, différents aspects de la vie sur l’Agora dans l’Athènes classique.

Un ouvrage d’histoire antique qui "fait" de la géographie sociale

On est surpris de lire un ouvrage d’histoire comme si c’était aussi un ouvrage de sociologie, d’anthropologie ou de géographie. Pour prendre ce dernier exemple, la perspective adoptée par Nicolas Siron dès l’introduction ouvre le champ d’une géographie sociale de l’Athènes classique : il est en effet question d’un lieu en particulier, l’Agora, qui en inclut ou est connecté à bien d’autres. Les auteurs analysent ainsi ces lieux, présentent leurs fonctions existentielles afférentes, dévoilent les circulations induites mais aussi les appropriations qui se dessinent et les pratiques qui s’y exprimaient vraisemblablement. L’ouvrage est en effet conçu en faisant le pari de partir des pratiques (31). Le lecteur accède ainsi à une histoire incarnée en rencontrant au fil des pages des groupes qui sont appréhendés selon leur statut juridique, leur genre, leurs fonctions politiques, leur richesse, etc.
L’Agora classique est, pour une telle entreprise, un choix manifestement judicieux. En effet cet espace emblématique de l’Athènes antique présente une structuration socio-politique que les auteurs rendent lisibles au lecteur, par la localisation des bâtiments politiques, juridiques et religieux, par la compréhension de l’assignation de catégories de populations ou d’activités à des localisations assez précises. Bref, l’Agora qui se dessine est bien un espace social (au sens de la géographie sociale) et on se prend à rêver d’un même dévoilement socio-spatial à l’échelle de toute la ville antique.
On découvre au fil des pages des analyses et des interprétations qui relèvent clairement d’une approche de géographie sociale : certains rapports sociaux deviennent tangibles et on en comprend fort bien l’expression à travers des rapports différentiels à l’espace, selon le statut des individus, des groupes ou d’autres catégories (Armand Frémont et alii, 1984). L’idée d’envisager l’Agora comme un lieu social total (40), en s’inspirant des idées de Marcel Mauss, est très stimulante.
Par-delà une lecture plus structurée de l’espace de l’Agora d’un point de vue social, apparaissent aussi des espaces vécus (Armand Frémont, 1976), ceux des places, des rues, des sanctuaires ou des maisons (45). Ainsi dans le chapitre I, la saisie de l’espace vécu “réel” se fait par l’analyse de la place du végétal (50). La démarche qui est suivie permet de recourir à un concept si typiquement “géographique” : le paysage. Dans le chapitre III, cela permet de mieux cerner la production commune du territoire, entre citoyens et métèques (101), signant une communauté de valeurs. L’auteur propose là une analyse géoéthique (Arnaud Brennetot, 2020) du paysage de l’Attique du Ve siècle avant l’ère commune, mettant en évidence comment un paysage est produit et support de valeurs partagées et promues, dans un contexte qui réunit deux groupes que le statut juridique sépare pourtant.
La compréhension géographique (au sens de Max Weber) de l’Agora de l’époque classique que proposent les auteurs est complétée par la multiplication des références à des méthodes géographiques incontournables, comme l’analyse multiscalaire.
Au-delà de cet exemple, avec la géographie, il faut souligner le souci constant d’une posture interdisciplinaire, même si elle n’est pas mise en avant très explicitement. Au fil des pages, le lecteur croise ainsi Pierre Bourdieu (159), des analyses en termes de géopolitique (181-182) ou encore le binôme conceptuel “espaces publics et espace public” en se référant à la pensée de Jürgen Habermas (267-269). Sur ce dernier point, la réflexion de l’auteur va jusqu’à tirer d’intéressants enseignements pour des problématiques contemporaines (celui de la reconsidération des lieux de mémoires pour qu’ils redeviennent des leviers reconnus de la vie publique : 275).

Un Socrate rendu vivant par la contextualisation de sa pratique philosophique

Dès l’introduction (35 sqq), un “cas” est mis en avant qui nous interpelle et nous intéresse particulièrement : Socrate. Puisque le propos des auteurs est de repartir des pratiques, il ne sera pas question de pensée philosophique mais de pratiques philosophiques. Et le travail offert par les auteurs porte tout son fruit quand ceux-ci l’appliquent aux philosophes, à commencer par Socrate. Le plus célèbre philosophe grec nous devient vivant. En particulier parce qu’en lisant plusieurs des chapitres de l’ouvrage, on se prend à l’imaginer sur cette Agora rendue elle-même vivante par l’effort de contextualisation que fournissent les auteurs. Par la description et la compréhension des cadres concrets de l’action dans lesquels Socrate s’exerce à philosopher avec ses interlocuteurs – amis et adversaires – les auteurs aident le lecteur à se représenter des situations concrètes vraisemblables et même probables. Socrate, quand on le relira chez Platon, Xénophon ou Diogène Laërce ne nous en parlera que mieux !
C’est ainsi le cas avec Simon d’Athènes (cité par Diogène Laërce dans ses Vies, II, 122sqq). Simon était cordonnier. Socrate se rendait dans sa boutique (204) sur l’Agora et y parlait politique, philosophie ou éthique avec les personnes présentes. Les archéologues ont peut-être retrouvé sa boutique au sud-ouest de l’Agora… là, donc, où ont peut-être été prises les notes qui donneront les trente-trois textes connus par la tradition sous la dénomination de “dialogues de cordonnerie”.
Avec ces apports de nouvelles connaissances, renouvelant les possibilités de contextualisation de différents faits et actes de personnages historiques, on se demande – un peu en rêvant – ce qu’un Roberto Rossellini aurait tiré d’une telle “mise à portée des sens” de l’Athènes classique pour son Socrate (1972) : on rêve d’un cinéaste qui oserait affronter l’œuvre du maître armé de ces nouvelles approches historiques pour nous donner encore mieux accès à un Socrate moins abstrait et plus humain, par-delà les quelque 2450 années qui nous séparent son acmé. D’autant qu’en lisant certaines pages (53, 95-97), on pense spontanément à certaines scènes de l’œuvre du maître italien, comme une confirmation un demi-siècle plus tard de la pertinence de ses choix et de ses intuitions de l’époque sur la base des sources mobilisées alors. En outre, l’ouvrage dirigé par Nicolas Siron et les documents qui l’accompagnent (plans de l’Agora et d’Athènes) permettent une analyse de l’œuvre cinématographique, de ses choix, de ses codes comme de certaines de ses limites.
Une autre facette de Socrate, méconnue voire négligée, peut être mieux appréhendée. C’est celle du Socrate soldat, comme nous le rappelle Diogène Laërce (Vies, II, 22-23). Les éléments présentés par David M. Pritchard, rapprochés de ce que nous dit Diogène Laërce, nous suggèrent un Socrate en effet pauvre, en tout cas ayant une condition économique modeste. David M. Pritchard nous permet en effet de le situer dans l’un des quatre corps d’armée de son époque (cavaliers, hoplites, archers et marins) et de comprendre qu’il y avait bien un lien entre les revenus dont disposait un citoyen et son affectation dans un corps d’armée. Les citoyens très pauvres se retrouvaient parmi les archers et les marins. Les plus pauvres étaient archers pour avoir un travail à temps plein comme les cavaliers, mais qu’ils ne pouvaient être du fait du coût inaccessible de l’équipement.
Ce que nous dit l’auteur à propos des archers, perçus comme lâches dans l’ethos militaire de l’époque, explique peut-être pourquoi Diogène Laërce insiste tant sur les signes de courage de Socrate sur le champ de bataille, mais aussi sur les détails qui nous permettent de le définir comme hoplite et non comme appartenant à un autre corps de l’armée athénienne. Socrate était probablement pauvre… mais vertueux, donc courageux face au danger de la mort ; ce qui, évidemment, ne vient que renforcer la figure d’un Socrate plein de dignité face à la mort quand elle viendra avec la ciguë.
En tout état de cause, cela permet de remettre en lumière un Socrate combattant sur le champ de bataille et s’y conduisant courageusement et dignement. Cela a son importance pour nous qui pouvons avoir du mal à associer la figure de sage d’un homme antique et le fait qu’il ait exercé pleinement ses obligations de citoyen, dans le contexte de son époque et y compris en allant faire la guerre aux côtés de ses concitoyens. C’est le complément de ce que l’on sait et que l’on se représente bien mieux avec la lecture de l’ouvrage : un Socrate qui, comme tout citoyen, a été impliqué dans le fonctionnement des différentes institutions politiques de sa cité. Mais à la différence de la plupart de ses concitoyens, lui en tirait toujours une occasion de s’exercer philosophiquement.

L’Agora, un lieu philosophique ? Zénon de Kition et la Stoa Poikilé

L’aide à mieux cerner la vie réelle des philosophes à Athènes ne se limite pas à Socrate. Il y a aussi des éléments très intéressants qui concernent un autre philosophe ayant choisi l’Agora comme lieu de son enseignement : Zénon de Kition, qui vers 300 créé son école en commençant à dispenser son enseignement sous la Stoa Poikilé, dans la partie nord de l’Agora. Pourquoi ici ? Pourquoi un portique ? Un portique, comme un gymnase, permet d’enseigner, de discourir ou de débattre tout en marchant. Mais un portique est sur l’Agora, au cœur même de la cité. C’est donc un lieu qui combine plusieurs avantages : être à proximité d’un des principaux lieux où se fabrique la politique à Athènes (ce qui est fort bien démontré ici), sans être au milieu d’une foule et en étant abrité.
Diogène Laërce, lui, nous laisse penser que le choix de Zénon se porta sur ce portique pour limiter le nombre d’auditeurs car le lieu aurait été, en quelque sorte, “repoussoir”. La cause en serait la mémoire des 1400 citoyens exécutés là (en 404-403) pendant la Tyrannie des Trente. Mais l’un des auteurs de l’ouvrage propose deux idées intéressantes (chapitre XII) : le fait que les portiques soient des lieux politiques et qu’il y ait un lien avec les peintures à l’origine du qualificatif appliqué à ce portique-là.
Quand Zénon s’y “installe”, cela fait un siècle et demi que la Stoa Poikilé a été construite (après les guerres médiques). Elle se situe à proximité de la voie des Panathénées. Zénon choisit alors une Stoa qui a été décorée par un métèque (Polygnote de Thasos), à ses frais, pour rendre hommage à Athènes qui va lui accorder la citoyenneté. L’autrice nous montre alors qu’il y a possiblement un lien entre le programme iconographique de la Stoa et le choix de celle-ci par Zénon (286-287). Les thèmes mis en avant sont ainsi ceux de la victoire et de la lutte contre la barbarie et le monstrueux. Cette victoire – grecque et athénienne – introduit l’idée d’ordre du monde, sinon de Providence (on sait son importance pour les Stoïciens), en assurant les défaites “cinglantes” d’entités symbolisant le désordre, l’orgueil et l’hubris. Bref, on l’ignore souvent, mais la Stoa Poikilè était vraisemblablement un ensemble iconographique s’appuyant sur la mémoire d’événements historiques ou mythiques chers au cœur des Athéniens mais offrant d’autres niveaux de lecture, disons plus éthiques. Ces caractéristiques généralement méconnues ont pu guider Zénon de Kition pour choisir le lieu de son enseignement et de la fondation de son école.

Bien des passages de l’ouvrage, par-delà l’apport précieux de connaissances historiques, donnent à penser pour appréhender les problèmes de notre époque. Ainsi dans le tout dernier chapitre – pourtant consacré aux jeux – les autrices se réfèrent aux Lois de Platon, ouvrage dans lequel ce dernier recommande les jeux dès la plus petite enfance en veillant notamment à ce que l’enfant n’invente pas de nouvelles règles et à ne pas le laisser faire sur ce point. Les autrices le citent alors : “Car cela transforme insensiblement les mœurs de la jeunesse et l’amène à mépriser tout ce qui est ancien, à n’estimer que ce qui est nouveau” (Platon, Lois, VII, 797a-798d). Sans doute ne jouons-nous plus assez avec nos enfants…

Chroniqueur : Zénon de Côme

zenondecome@orange.fr

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