Basile Panurgias, Le roman de Vassilis, Éditions Séguier, 21/08/2025, 256 pages, 21,50 €
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Un orteil de marbre disparaît d’une maisonnette des Anafiotika. Quelques mois plus tard, Erdogan et Mitsotakis se le remettent solennellement, gantés de blanc, sous les flashs de la presse internationale. Entre ces deux moments, tout le vertige d’un roman qui interroge notre rapport aux ruines – celles du Parthénon comme celles d’une vie d’homme.
Basile Panurgias, dont le patronyme évoque déjà le mouton de Panurge cher à Rabelais, signe avec Le Roman de Vassilis une œuvre qui transcende le récit de deuil pour devenir une méditation architecturale sur l’effondrement contemporain. Architecte lui-même, le romancier transpose dans la fiction son regard acéré sur les mutations urbaines d’Athènes, transformant son narrateur homonyme – Vassilis Panurgias – en témoin désenchanté de la bétonisation progressive de l’Acropole et de la gentrification touristique des Anafiotika.
Le récit s’ouvre sur une chute : celle de Léa, l’épouse du narrateur, depuis un immeuble en construction à Paris. “J’ai vu la catastrophe au ralenti”, confesse Vassilis, qui deviendra le suspect principal de ce qui pourrait être un meurtre. Blanchi mais ostracisé, l’architecte jadis promis au prix Pritzker s’exile à Athènes où, ironie du destin, il devient vendeur de cuisines chez Ikea avant de louer sur Airbnb la bicoque héritée de sa mère actrice. Cette trajectoire descendante – de l’architecture organique en bois aux placards en aggloméré suédois – dessine la cartographie d’un effondrement personnel qui fait écho aux métamorphoses brutales du patrimoine grec.
La prose de Basile Panurgias oscille entre précision documentaire et lyrisme contenu, alternant les considérations techniques sur l’emploi du béton précontraint d’Eugène Freyssinet et les évocations sensorielles de la lumière dorée sur le marbre pentélique. Cette dualité stylistique reflète la schizophrénie du personnage principal, tiraillé entre sa formation d’architecte et sa condition nouvelle de précaire athénien. Les digressions érudites sur le backgammon – “équilibre entre le hasard et la tactique” qui en fait “un miroir de la succession des accidents ou des bonheurs de la vie” – fonctionnent comme des respirations métaphoriques, transformant le jeu millénaire en grille de lecture existentielle.
L’intrigue se noue autour d’un orteil de marbre que Vassilis achète aux puces de Monastiraki et qui se révélera être – ou ne pas être, l’ambiguïté demeure – un fragment authentique du Parthénon. Cet appendice antique devient le catalyseur d’une réflexion vertigineuse sur l’authenticité, la valeur patrimoniale et les manipulations géopolitiques. Dido, l’archéologue éthio-grecque dont s’éprend Vassilis, orchestre en secret le transit de l’orteil vers la Turquie, transformant le narrateur en passeur involontaire d’une réconciliation diplomatique factice. “Pour la paix entre la Turquie et la Grèce, on était prêts à tout”, avoue-t-elle, révélant la dimension sacrificielle de leur stratagème.
Basile Panurgias déploie une critique féroce du tourisme contemporain, incarnée par Alkis, le voisin grec-américain qui transforme sa maison ancestrale en machine à cash Airbnb, ornée de dizaines de “mauvais œil” pour satisfaire l’appétit Instagram des visiteurs. La disparition forcée de Katina, la vieille voisine expulsée après soixante ans de location, cristallise la violence douce de la gentrification touristique. “Ti na kanoumé ?” (Que peut-on faire ?), répète-t-elle, incarnation d’un fatalisme grec que Panurgias dissèque avec une tendresse amère.
Le roman trouve sa force dans sa capacité à tisser ensemble les échelles du désastre : l’intime (le deuil impossible de Léa), l’urbain (la bétonisation de l’Acropole par l’architecte Manolis Korrès), la géopolitique (les tensions gréco-turques), et la métaphysique (la quête d’authenticité dans un monde de simulacres). Cette architecture narrative en strates fait écho aux fouilles archéologiques qui révèlent, couche après couche, les sédimentations de l’histoire.
Voilà un texte qui résonne particulièrement dans notre époque où les centres historiques européens se muent en décors pour touristes fortunés, où les applications de location transforment chaque mètre carré patrimonial en actif financier. Son Vassilis, maladroit et lucide, incarne la figure contemporaine du déclassé cultivé, contraint de marchander sa culture pour survivre dans une économie qui n’a plus besoin de ses compétences raffinées. Entre l’orteil disparu et le béton qui recouvre l’Acropole, Basile Panurgias compose une élégie pour une certaine idée de l’Europe, celle qui savait encore toucher la texture des choses, sentir sous la paume la différence entre le marbre du Pentélique et son ersatz industriel, entre la patine du temps et le vieillissement artificiel des souvenirs pour touristes.
Chroniqueuse : Suzanne Ménard
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