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Saber Mansouri, Paris est une dette, Elyzad, 22/03/2024, 1 vol. (154 p.), 16,90€

Avec Paris est une dette, Saber Mansouri signe une ode poignante aux rêves fracassés et à la résilience d’un jeune intellectuel tunisien dans un Paris hostile. Dans une valse tragique d’espoirs et de désillusions, le héros se heurte au cynisme d’une ville-mirage qui n’aime « ni les pauvres ni les étrangers ». Porté par une écriture ciselée, ce récit initiatique explore avec une justesse tranchante la condition d’exilé et l’impitoyable machinerie sociale française. Une plume audacieuse qui ose mettre en procès les illusions perdues d’une France rêvée.

Écrivain protéiforme et érudit, Saber Mansouri revient en force avec son quatrième roman au titre évocateur, Paris est une dette – comme pour nous rappeler Paris est une fête d’Ernest Hemingway –, chant crépusculaire dédié aux illusions perdues de l’exil. Helléniste et arabisant, ce fin connaisseur des textes de la culture arabo-musulmane y déploie une très belle plume afin d’ausculter avec une précision de chirurgien le malaise identitaire d’un intellectuel tiraillé entre Orient et Occident, tradition et modernité. Tissant une vaste toile où se trament les fils d’une histoire personnelle, coloniale et intime, il esquisse le portrait d’une France schizophrène, à la fois mirage d’universalisme et « cité interdite » pour ses enfants de l’ombre.

Le Paris-mirage ou la mort des illusions

Dès les premières pages, le lecteur est happé dans les pas de Nader, jeune étudiant tunisien brillant et idéaliste fraîchement débarqué à Paris pour y préparer une thèse prométhéenne sur « le verbe et la piété chez Bossuet ». Invité par le prestigieux professeur Alphonse de la Bonté, dont le nom sonne comme un cruel paradoxe, il croit toucher son rêve du doigt. Mais le voilà bien vite rattrapé par les rets d’une réalité louvoyante, entre précarité économique et assignation identitaire. Car dans un pays rétif à ses promesses universalistes, les portes du savoir restent douloureusement closes pour ces damnés de la terre, ces oiseaux de passage venus picorer quelques miettes d’un banquet républicain en trompe-l’œil, qui sont les héritiers d’Henry Murger, Gérard de Nerval, Alfred Jarry, Erik Satie, Max Jacob, Maurice Utrillo,  Francis Carco, Léon Deubel, et tant d’autres….
Avec une ironie mordante, Mansouri égratigne le mythe grêlé du Paris-lumière, creuset de la pensée. « Paris n’est pas une ville tendre avec l’étranger, elle peut te faire oublier ta mère, ton père, ta langue et tes vérités premières ; Paris broie les hommes après les avoir piétinés, humiliés et dégradés« , confesse Hikmat, un Algérien désabusé. En filigrane affleure la violence symbolique d’une société sclérosée et indifférente, qui voue ses immigrés aux marges, aux cages sans lumière des banlieues.

Cartographie alternative d'un Paris des solidarités invisibles

Sur son chemin de croix parisien, ponctué de chutes et de rechutes, Nader croise des figures de passeurs improbables, tels Louis, le patron bourru mais juste d’une boucherie, ou encore Audette, indéfectible vestale de la mémoire au « Brestois », bistrot de quartier englouti sous les fantômes de la guerre d’Algérie. Leur rencontre esquisse une cartographie alternative de Paris, celle des solidarités invisibles et des résiliences insoupçonnées. Ils sont ces « feux follets » qui éclairent le chemin de Nader dans la nuit de l’exil et de la solitude morale, lui permettant de ne pas sombrer.

Une odyssée de l'exil, entre mémoires douloureuses et quête identitaire

C’est que derrière l’odyssée intime de Nader se tisse une double quête identitaire, entre exil géographique et deuil d’une terre perdue. L’histoire douloureuse de la guerre d’Algérie forme une toile de fond étouffante, comme une mémoire fantôme qui ne passe pas. Blessure lancinante dont on peine à suturer les plaies, elle semble avoir creusé un abîme d’incompréhension et de ressentiment entre les deux rives de la Méditerranée.

Mansouri sonde les méandres de cet héritage problématique, « munition romanesque » dont s’empare Nader à travers son mystérieux lien de filiation avec le « Cercle des Algériens vigilants de Paris« . Dans un savant jeu de miroir et de mise en abyme, le jeune homme, pétri de questionnements existentiels, se révèle hanté par ces « cicatrices » d’une Histoire en bégaiement. En scrutant les langueurs d’une « âme amoindrie« , Mansouri ausculte le mal-être lancinant de l’étrangeté à soi-même.

Errant dans un monde hostile au pauvre et au métèque, son anti-héros désargenté et désenchanté, tel un Ulysse des temps modernes en quête d’une improbable Ithaque, cherche désespérément à raccommoder les fils distendus de son identité morcelée. Tiraillé entre les mirages de la « Ville-Lumière » et le chant des sirènes de sa terre natale, le « suiveur de chèvres » déraciné de sa Tunisie aimée peine à trouver sa place dans une France qui tour à tour attire et rejette, sur le mode d’une « schizophrénie » mal digérée.

Au fil d’une écriture nerveuse et introspective, Saber Mansouri rend un vibrant hommage à la puissance des mots, ces « munitions » qui peuvent défier l’usure du temps et de l’exil. Dans ce roman ardent où affleure le spectre d’Albert Camus, l’écrivain franco-tunisien réussit le pari d’un texte exigeant qui transcende les clivages, pour toucher à une forme d’universel. Par son écriture incisive et poétique, qui n’est pas sans rappeler les orfèvres de la négritude que furent Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, il s’inscrit dans le sillage de ces grandes voix francophones qui ont su, avec maestria, transmuter la langue de l’oppresseur en instrument de lutte et d’émancipation.

Dans un va-et-vient subtil entre passé et présent, entre lyrisme et gravité pamphlétaire, Mansouri signe un réquisitoire rageur mais lumineux contre une France frigide et amnésique, qui ne cesse de trahir l’idéal universaliste dont elle se gargarise. En creux se dessine un appel vibrant à repenser notre rapport collectif à l’altérité. Et Mansouri de nous tendre ce miroir à la fois sombre et salvateur, où se reflètent nos propres lâchetés et nos rêves en berne, brandissant l’arme souveraine du Verbe comme ultime territoire de conquête.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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