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Hélène Veyssier, Parmi toutes les autres, Buchet/Chastel, 06/03/2025, 176 pages,17 €.

Il est des lectures qui vous hantent, qui s’insinuent en vous avec la persistance d’un parfum oublié, la morsure d’un regret ancien. Parmi toutes les autres, le nouveau roman d’Hélène Veyssier, est de cette trempe-là. Ce n’est pas une fresque tapageuse, ni un pamphlet revendicateur, mais une confession murmurée, le récit d’une vie tout entière suspendue à l’écho d’un instant, d’une rencontre fulgurante avec l’ogre et le prince charmant confondu, l’artiste Edgar Degas. J’ai parcouru ces pages avec une émotion croissante, reconnaissant dans la voix d’Adèle, la narratrice, le frémissement de ces âmes dont le destin bascule sur le fil d’un regard, d’un geste, d’un mot, ou d’un silence plus lourd encore.

La voix d’Adèle : un écho persistant

Dès les premières pages, la voix d’Adèle s’impose, pure et blessée, témoin d’une époque, celle de ce Paris fin-de-siècle, à la fois brutal et scintillant, où les jeunes danseuses de l’Opéra, ces “petits rats”, étaient proies autant qu’icônes en devenir. Adèle nous livre, avec une sincérité désarmante, l’histoire de cette journée de 1873 où, à quinze ans, elle croise le chemin de Degas. Il a quarante ans. L’artiste, « imposant, Edgar, altier, intimidant », lui demande du papier, un « grand papier », et esquisse pour elle une version de son chef-d’œuvre, La Famille Bellelli. Cet acte, ce don silencieux, deviendra le point d’ancrage de sa mémoire, le reliquaire d’un instant où tout s’est noué : l’éveil à l’amour, à l’art, à la conscience brutale de sa propre vulnérabilité. Hélène Veyssier réussit le tour de force de nous faire entendre, à travers cette voix singulière, le destin pluriel de ces jeunes filles, jouets du désir masculin, mais aussi, parfois, étincelles de conscience prêtes à s’embraser. La langue est d’une limpidité trompeuse, charriant des strates de douleur contenue, de nostalgie brûlante. Chaque phrase semble pesée, comme si Adèle, des décennies plus tard, cherchait encore le mot juste pour cerner l’insaisissable empreinte de cette rencontre.

L’empreinte de l’absence : Degas et le secret du dessin

Le roman tisse avec une maestria subtile la double hantise : celle de l’homme, Degas, et celle de son œuvre, en particulier ce dessin initial qui, des années après, révélera une énigme. Car Adèle, devenue une femme mariée, instruite, découvre au musée du Luxembourg la toile achevée, La Famille Bellelli – un tableau mondialement connu – et constate, sidérée, la présence d’un quatrième personnage, le baron Bellelli lui-même, absent de son souvenir et du dessin originel. Pourquoi Degas l’avait-il omis ce jour-là ? Ce mystère devient le moteur d’une quête rétrospective, une tentative de déchiffrer non seulement l’intention de l’artiste mais aussi la signification profonde de cet “oubli” pour sa propre vie. Hélène Veyssier, en explorant cette absence, touche à l’essence même du processus créatif chez Degas, à ses contradictions – lui qui était fier de son ascendance noble (De Gas) tout en choisissant la signature plus roturière (Degas), lui qui peignait la solitude familiale des Bellelli alors même qu’il entretenait avec sa tante, la baronne, une relation privilégiée. C’est une plongée fascinante dans les non-dits d’une œuvre, dans ce que l’art révèle en cachant.

Échapper à l'œil du peintre : naissance d'une conscience

Le roman est aussi une méditation poignante sur la construction d’une subjectivité féminine. Adèle, initialement “sotte” aux yeux de Degas – jugement qui paradoxalement la propulsera vers la lecture et la connaissance –, s’émancipe progressivement de l’objectification du corps féminin, si prégnante dans l’univers de l’Opéra où elle était “parmi toutes les autres“. La rencontre avec la suffragette Cicely Hamilton ou sa confrontation à la modernité picturale des Impressionnistes, dont Degas est une figure centrale mais controversée, sont autant de jalons dans cette lente et courageuse conquête d’une parole, d’un regard propre. Elle apprend, elle observe, elle compare, elle s’interroge sur sa place, sur la place des femmes. Elle vole des livres pour nourrir son esprit, elle observe les œuvres d’art avec une acuité nouvelle. L’écriture d’Hélène Veyssier ne tombe jamais dans la démonstration ; elle procède par touches, par allusions, montrant Adèle se débattre avec les assignations de son temps, cherchant à se définir autrement que par le désir ou le dédain des hommes. Le chemin est ardu, semé de rechutes, mais la quête d’Adèle pour devenir “sujet” de sa propre vie, et non plus seulement objet d’un regard ou d’un récit, est profondément touchante.

En refermant Parmi toutes les autres, je suis restée longtemps songeuse. Hélène Veyssier nous offre un roman-bijou, d’une densité émotionnelle et intellectuelle rare. La figure d’Adèle, avec sa vulnérabilité et sa force insoupçonnée, s’inscrit durablement en nous. Elle nous rappelle que les grandes histoires sont souvent celles qui se jouent dans le secret des cœurs, et que la mémoire, si douloureuse soit-elle, est aussi ce qui nous constitue, ce qui nous permet, peut-être, de trouver notre propre voix parmi toutes les autres. C’est un texte qui invite à une relecture, pour en savourer toutes les nuances, pour écouter encore et encore le souffle fragile et puissant de cette femme qui, un jour, rencontra Edgar Degas…

Image de Chroniqueuse : Lydie Praulin

Chroniqueuse : Lydie Praulin

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