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Charlotte Rault, Penelope – L’Impatiente, Éditions Reconnaissance, 24/06/25, 194 pages, 21€.

Vingt ans. Deux décennies à scruter l’horizon marin depuis les fenêtres d’un palais d’Ithaque où chaque meuble porte encore l’insigne d’Ulysse – cette nef creusée dans le bronze qui nargue quotidiennement celle qui règne en son absence. Charlotte Rault, dans Penelope – L’Impatiente, opère une transmutation audacieuse du mythe homérique : elle arrache Pénélope à sa tapisserie pour la projeter dans l’arène politique, transforme l’épouse fidèle en souveraine assiégée, métamorphose l’attente passive en combat quotidien contre l’usure du pouvoir et du désir.

Architecture d'une rébellion mythologique

Publié aux Éditions Reconnaissance dans la collection “Mythes au féminin“, ce roman s’inscrit dans le mouvement contemporain de réécriture féministe des récits fondateurs. Charlotte Rault structure son œuvre comme une symphonie en trois mouvements : l’éveil politique d’une reine confrontée à la violence masculine, l’explosion du désir charnel avec les amants David et Helios, puis la reconnaissance finale – bouleversante – d’Ulysse sous les traits d’un mendiant. Cette architecture narrative épouse les contours sinueux d’une conscience féminine qui oscille entre devoir dynastique et appétit vital, entre les “mains gonflées” de colère politique et la “chair molle” du peuple qu’elle gouverne.

Une prose organique et sensuelle

L’écriture de Charlotte Rault pulse d’une vitalité charnelle qui contamine chaque page. La narration à la première personne – choix radical pour une figure mythologique – plonge le lecteur dans les méandres d’une psyché tourmentée où se mêlent désir politique et désir érotique. Les phrases s’étirent, serpentent, reproduisent le flux d’une conscience aux prises avec ses contradictions : “Je fixe la mer et c’est comme si la ligne d’horizon finissait par pénétrer l’intérieur de ma rétine à force de la regarder”. Cette syntaxe mimétique, ponctuée de reprises obsessionnelles, traduit l’enfermement mental d’une femme qui tourne en rond dans son palais-prison.

Le style oscille entre registres soutenu et cru, mêlant métaphores maritimes et images corporelles dans une alchimie troublante. La romancière excelle dans la description des sensations physiques : la sueur qui perle, le sang qui coule, les mains moites, autant de marqueurs d’une féminité qui refuse de se laisser sublimer dans l’abstraction du pouvoir. Les scènes érotiques – avec David sur la plage, avec Helios dans la chambre royale – déploient une langue à la fois précise et lyrique, où le plaisir devient acte de résistance politique.

Cartographie des obsessions contemporaines

Le roman tresse avec virtuosité les thématiques du féminisme, mythe et réécriture, politique, désir, maternité, condition féminine, solitude, pouvoir, transmission, corps, sexualité, mémoire, loyauté, vulnérabilité et légitimité. Cette Pénélope gouverne, construit des écoles, gère les flux migratoires, affronte les contestations populistes incarnées par le démagogue Glavis. La transposition politique s’avère saisissante : l’île d’Ithaque devient microcosme des tensions contemporaines entre ouverture et repli identitaire, entre légitimité démocratique et autoritarisme genré.

La maternité constitue l’angle mort douloureux du récit. Télémaque apparaît comme “un enfant de l’amour et un enfant blessé”, élevé par une “armée de nourrices” tandis que sa mère règne. Cette culpabilité maternelle irrigue souterrainement le texte, révélant les impossibles conciliations qu’impose le pouvoir aux femmes. Charlotte Rault explore avec finesse cette déchirure entre les exigences du trône et les élans du cœur maternel, sans jamais verser dans le pathos. Le corps féminin devient territoire politique central. Des scènes de doléances où Pénélope endure les « relents d’urine » de ses sujets misérables jusqu’à l’agression dans les rues d’Ithaque – où la foule tente de la violer –, le roman expose crûment la vulnérabilité physique du pouvoir féminin. La séquence où Pénélope empoigne le sexe du pêcheur emprisonné inverse brutalement les rapports de domination genrée dans un geste de vengeance troublant.

Métamorphoses du mythe

L’originalité profonde de Charlotte Rault réside dans sa déconstruction méthodique du mythe pénélopéen. Cette Pénélope défait chaque nuit, certes, mais ce sont les certitudes de sa fidélité qu’elle détisse, explorant avec David puis Helios les territoires interdits du plaisir. Le désir surgit comme force politique autant qu’érotique : “Je me sens calme et apaisée, bercée par une légèreté dont je peux discerner la cause : il existe un ailleurs”. La figure d’Ulysse plane comme un “fantôme” sur le récit, présence-absence qui structure l’identité même de Pénélope. Le dénouement – reconnaissance fulgurante du roi sous les traits d’un mendiant dans la forêt – réactive le schéma odysséen tout en le subvertissant : Ulysse revient observer incognito celle qui a régné sans lui, inversant le regard masculin du mythe originel.

Résonances politiques contemporaines

Le roman résonne étrangement avec nos débats actuels sur la légitimité du pouvoir féminin, les crises migratoires, la montée des populismes. Les assemblées houleuses d’Ithaque, les complots de palais orchestrés par Glavis, la violence de la foule contre la reine isolée : autant d’échos troublants de notre époque où les femmes au pouvoir affrontent des résistances d’une brutalité renouvelée. la jeune romancière transforme le mythe antique en miroir grossissant de nos propres apories démocratiques.

Charlotte Rault livre avec Penelope – L’Impatiente une œuvre d’une densité remarquable qui conjugue ambition littéraire et urgence politique. Cette réécriture féministe du mythe homérique transcende l’exercice de style pour devenir méditation profonde sur la solitude du pouvoir féminin, l’usure du désir dans l’attente, la violence des corps politiques. Entre les murs du palais d’Ithaque résonnent les cris de toutes les femmes qui gouvernent dans l’ombre portée des hommes absents. Un texte nécessaire qui redonne chair et voix à celle que l’Odyssée avait réduite au silence de sa tapisserie.

Image de Chroniqueuse : Lydie Praulin

Chroniqueuse : Lydie Praulin

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