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Pierrine Poget, Inachevée, vivante

Pierrine Poget, Inachevée, vivante, La Baconnière, 02/02/2024, 1 vol. (111 p.), 16€

En 2021, les Éditions La Baconnière nous offraient, sous sa couverture solaire, les attachants carnets de voyage de la poétesse suisse Pierrine Poget. À travers son regard, nous découvrions, avec Warda s’en va, ses déambulations en Égypte, pays qui lui était alors complètement étranger, et plus particulièrement, son approche de l’immense mégalopole du Caire et de ses environs. Périple d’une femme libre, cherchant des repères, parfois effrayée, souvent ignorante, mais désireuse de rencontres et d’échanges. Deux ans après son retour, en reprenant ses notes de voyage, elle ne pouvait que constater combien cette expérience avait modifié sa perception du monde et de son environnement.

Warda s’en va ne laissa pas la critique indifférente et fut même sélectionné pour le prix Médicis essais. En 2023, Inachevée, vivante est cette fois un récit de vie, beaucoup plus dense, à travers un espace temporel bien plus vaste puisqu’il va des années jeunesse au présent de l’autrice. On n’est plus sur les mêmes formats : tout juste soixante-six pages pour Warda s’en va, près du double pour Inachevée, vivante.

Sur le violet de la couverture – couleur du féminisme, une lune déstructurée, en strates décalées, et un titre en deux adjectifs, connotant l’un une fragilité, l’autre une force. Et toujours, comme dans Warda s’en va, son premier livre en prose, un texte très aéré, où se glissent des extraits de poèmes, des citations, une longue lettre dans des chapitres de longueurs inégales, où se croisent différents caractères typographiques. On y trouve même de grands espaces vierges, comme autant d’invitations à la méditation ou à l’introspection. Et de cet apparent désordre, surgit un texte parfaitement harmonieux, d’une grande délicatesse, où l’autrice, avec pudeur et sensibilité, révèle diverses facettes de sa vie de femme. Nous ne sommes pas dans une autobiographie, car il n’y a pas d’enchaînement chronologique des faits. Et nous restons dans un flou spatio-temporel ; nous sommes plutôt dans un voyage au cœur de l’intime, où impressions, sensations et sentiments se traduisent en touches légères. Les premières pages sont surprenantes. Pierrine Poget évoque une relation sexuelle, un temps acceptée, brève, d’une grande violence. Difficile de parler de contraintes, plutôt d’une forme d’abandon. Le consentement, dirait Valérie Springora, à une volonté plus forte que la sienne. Elle se refuse à porter plainte, mais des années plus tard, sa soumission l’interpelle. Les circonstances ? “Mais moi qui écris, je pense que non, que c’est faux, que la possibilité du refus, c’est-à-dire l’espérance d’une issue, ne se retire jamais complètement. Je ne sais ce qui me rendait docile. Mais devant cet homme qui ne respectait rien, je me mis à croire comme bien d’autres, que j’avais cherché ce qui m’arrivait.” (p. 116). S’ensuivent des années incertaines, de non-choix jusqu’au moment où le retour des souvenirs vers la maison de l’enfance ouvre les portes d’une reconstruction et une projection vers une autre vie. Elle va s’inscrire dans un schéma très classique. Celui qui suit les injonctions habituelles que la société impose aux femmes : une rencontre, des aspirations identiques, le couple, un enfant… deux enfants… la plénitude de ces mois d’attente. Et un émerveillement face à l’éveil de ces petites vies. Tout est sensualité et douceur dans les mots que choisit Pierrine Poget pour parler de ses deux filles. D’elles, nous n’aurons même pas les prénoms, mais nous connaîtrons à travers la finesse des observations, et la relecture des notes prises, l’offrande des caresses, la douceur des contacts, l’évolution du langage enfantin, les premiers jeux, et tous ces moments précieux qu’on voudrait voir suspendus dans le temps. Mais aussi, les nuits sans sommeil, le désordre sur le parquet, et la routine du quotidien entre les draps et la cuisine.

Et peu à peu, l’insidieux éloignement qui n’efface rien de ce qui a été, mais laisse un espace à autre chose pas encore bien défini. S’y glisse même l’aspiration déçue d’une nouvelle maternité. “Un matin, je découvre près de moi une présence. Voici quarante ans que la femme que je suis vit près de moi. Elle n’est jamais partie. Sa fidélité me bouleverse. Et parmi toutes les pensées qui regardent ma place parmi les miens, se pose enfin la question de ma place parmi les autres, au-dehors, dans tous les autres rapports.” (p. 93). Une passion homosexuelle l’aidera à franchir les lignes, à s’inventer de nouveaux horizons.

Dans cette lente prise de conscience, Pierrine Poget le souligne : “À plusieurs reprises des œuvres d’art m’ont ouvert les yeux sur des réalités dont le degré d’emprise me dissimulait l’évidence.” (p. 89) “Au commencement était Corot.” Et la contemplation de ses paysages a accompagné ses maternités. “J’ai aimé le temps suspendu de ses toiles, l’éternité singulière qui semblait doubler la mienne et que je refusais de quitter.” (p. 50). Puis, il y eut Vuillard, et ses portraits de femmes, “souvent de dos ou le visage dérobé, occupées au travail ou au soin des enfants…” (p. 70) et la brusque révélation du pouvoir “mortifère de la maison“. Berthe Morisot, ensuite, qui, malgré les obstacles, en rupture avec les traditions, ne renonça ni à la maternité, ni à la peinture. Et enfin, les performances libératrices – et réparatrices – de l’artiste plasticienne Heidi Bucher, émergeant des latex arrachés, comme une chrysalide se libère du cocon.

On pense à Virginia Woolf en lisant Inachevée, vivante. On retrouve une même intensité dans l’écriture et l’exploration d’une pensée qui navigue entre présent et passé. Mais le style de Pierrine Poget n’est pas voilé par l’ombre de la maladie comme le fut l’œuvre de V. Woolf. Tout juste évoque-t-elle une forme de mélancolie qui a marqué ses jeunes années, et la torpeur d’une vie familiale qui isole et assèche la créativité. Elle est tendue vers la vie, à la recherche d’une complétude.

Dans sa volonté d’être femme-mère-écrivain, elle puise des ressources vives dans ses retours à Briance, domaine de son enfance, qu’elle décrit avec volupté et qu’elle se réapproprie pleinement après l’avoir si longtemps déserté. Sans qu’elle ne renie rien de ce qu’elle fut, dans les fulgurances de l’absolu, l’avidité, les joies et les inquiétudes de la passion amoureuse, elle vit. Et elle nous offre le très beau et infiniment poétique livre d’une femme libre.

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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