À elle seule, la couverture de ce mince volume attire l’œil. Sur un fond couleur de soleil, se détache une étrange silhouette moitié âne, moitié homme, dessin de Pierrine Poget, choisi dans ses « carnets » cairotes.
Réminiscence baroque de l’inoubliable « Cadichon » de la Comtesse de Ségur dans les « Mémoires d’un âne », ou allusion au film de Robert Bresson « Au hasard Balthazar » en 1966 ? Serait-ce un écho à la chanson « Le petit âne gris » qu’interprétait si joliment Hugues Aufray en 1972 ?
Dans tous les cas, l’animal est l’innocente victime de l’indifférence ou de la cruauté humaine… Il semblerait que la présence de l’âne dans le paysage égyptien ait interpellé l’autrice lors de son séjour au Caire, quelques années après la révolution de l’hiver 2011, qui aboutit à la démission d’Hosni Moubarak.
Perrine Poget est une poétesse suisse romande. Après ses études de littérature et d’histoire à l’Université de Genève, elle a co-fondé l’association C-FAL, « Centre de formation littéraire et artistique« . Son recueil « Fondations » a reçu en 2016 le Prix de poésie Charles Ferdinand Ramuz.
« Warda s’en va : Carnets du Caire », son premier ouvrage en prose, est sélectionné cet automne dans la catégorie « Essais » du Prix Médicis. Son titre évoque le voyage, à travers un genre littéraire bien particulier, et complexe par sa diversité. Les « carnets » de Pierrine Poget sont aussi libres que ses pas dans cette mégapole bruyante, grouillante, colorée, fascinante, qu’elle a choisi de découvrir sans contrainte.
Les feuilleter, c’est d’abord s’étonner de la mise en page, de la variété des caractères typographiques, de trois parties, dont la dernière subdivisée en dix-huit minuscules chapitres, ou de l’irruption de brefs poèmes…
Dans ce Caire inconnu, l’auteure est attendue chez un ami, parfois absent et, dans sa propre volonté de solitude, elle est livrée au hasard des rencontres. Pendant ce séjour d’un mois, où elle va consigner des traces datées, se juxtaposent des annotations pratiques sur les déplacements ou les achats, la description d’un site, les menus déboires liés à l’ignorance des codes locaux… Ici : « tout est prétexte à causer, à commercer, à prendre le thé ».
Dans cette recherche de l’exotisme et de « l’ailleurs », en ce brûlant mois de mai cairote, l’abandon n’est jamais total. Le passé resurgit, souvenir d’enfance ou de lecture, nostalgie d’une présence… Parfois, pourtant : « Au cœur du Caire, dans cette immense improvisation où s’entremêlent des millions d’âmes, gagnée par la tendresse du soir, gorgée de sa chaleur, enfin, je me laisse faire ». (p. 17)
La forme d’errance choisie la conduit vers la corniche du Nil ou vers les Pyramides. Un jeune guide local qui la surnomme – « Warda » (la rose) – l’accompagne de Gizeh à un village perdu dans les sables. Et elle se heurtera aux portes closes de la bibliothèque d’Alexandrie…
Je me souviendrai des feux noirs aux abords des villages, où brûlent les ordures en même temps que l’encens ; je reverrai les charrues menées à pied, le corps petit des ânes sous le buste trop grand des hommes, le long d’immeubles inachevés et sans destin.
page 99
Deux ans plus tard, à Genève, sa ville natale, Pierrine Poget reprend ses carnets pour y retrouver les souvenirs qui s’effacent, et leur redonner du sens en ce mois d’avril pluvieux. « Les carnets de Warda », aussi introspectifs que narratifs, révèlent l’acuité du regard qu’elle pose sur le monde. Elle qui se déclare : « toujours empruntée face à l’actualité politique, consciente d’en ignorer presque tout et de la comprendre mal ». Elle veut : « rendre compte des choses sans les trahir », avec leur part de misère et de poésie.
S’ils témoignent de l’audace de ses entreprises en pays inconnu, ils soulignent aussi, non sans humour, ses fragilités. Captive de l’éloignement ou victime d’une oppression souterraine, elle frôle la panique, fantasme l’agression… Toute transaction lui laisse l’impression d’avoir été dépouillée.
Mais les manques ou les ratés de cette expérience font déjà partie du passé…
À la fin du livre, quelques pages blanches comme une invitation à l’écriture… La sienne, résolument tournée à présent vers autre chose que l’interrogation des strates de sa mémoire ? Ou celle du lecteur soudain convié à sortir de sa propre passivité… ?
Tenir son journal prend du temps sur la vie, mais ce temps est rendu au centuple, car rien n’est plus favorable à la réconciliation – avec soi-même et avec le monde.
page 76
Christiane SISTAC
articles@marenostrum.pm
Pierrine Poget ; Warda s’en va carnets du Caire ; Éditions La Baconnière ; Suisse ; 2021 ; 112 p ; 15,50 €
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