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Hala Moughanie, Les Bestioles, Elyzad, 22/08/2025, 132 pages, 16,50€

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Dans le paysage littéraire francophone contemporain, où les récits de catastrophes peinent souvent à transcender le témoignage brut ou la reconstitution journalistique, Hala Moughanie dépose avec Les Bestioles une bombe textuelle qui pulse au rythme des tachycardies de son narrateur. Ce roman publié chez Elyzad ne documente pas l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 ; il la métabolise, la digère, la régurgite dans une prose hallucinée qui transforme le nitrate d’ammonium en matière littéraire incandescente.

Le cratère comme contexte

Hala Moughanie, dramaturge et romancière libano-française, inscrit son récit dans la béance laissée par les 600 tonnes de nitrate qui ont soufflé Beyrouth – et non 2 700 comme le répètent les experts “à cravates rouges et argentées” que le narrateur conspue. Cette précision obsessionnelle sur les chiffres révèle d’emblée l’enjeu : démêler le vrai du faux dans un pays où “t’as beau leur pisser dessus, ils te diront qu’il pleut”. Le roman s’ancre dans ce Liban post-explosion mais aussi post-effondrement économique, où “vingt mille livres c’était un kilo de viande, aujourd’hui c’est deux cents grammes”, où les Syriens réfugiés cristallisent les ressentiments, où les ONG internationales paradent dans les décombres, où le plan d’éradication hante l’imaginaire collectif.

Une langue-diamant dans la gorge

La force singulière du roman réside dans sa narration monologique, fleuve de conscience d’un épicier quinquagénaire qui a “encore [s] es deux yeux. [S] es deux bras. Tous [s] es doigts” – du moins au début. Cette voix, râpeuse comme les gravats qu’elle décrit, procède par ressassements hypnotiques : “je n’en parlerai pas” revient comme un mantra concernant sa femme morte, pendant que l’obsession pour “Sein-de-lune”, la voisine d’en face, enfle jusqu’à la suffocation. Le texte charrie les scories d’une langue orale, populaire, qui oscille entre vulgarité crue – « Enculés de fils de putes ! » – et fulgurances poétiques : “Les gouttes qui s’en écoulent brillent sale et je me dis que ce serait bien qu’il pleuve sur la ville pour laver tout ce gris poussière”.

La structure temporelle, apparemment linéaire sur cinq jours, se révèle labyrinthique : le présent de l’explosion se télescope avec la guerre civile des années 1980, les bombardements israéliens de 2006, l’occupation syrienne. Le narrateur affirme : “Moi, des moments historiques, j’en ai connu tant que j’ai l’impression d’être devenu historique moi-même”, transformant sa conscience en palimpseste où s’accumulent les strates de violence.

Le crabe métaphysique et la mécanique du désir

Au cœur du dispositif romanesque, deux obsessions structurent la narration. D’abord, ce « crabe » hallucinatoire qui colonise progressivement l’œil blessé du narrateur, métaphore saisissante du trauma qui “rampe de la cervelle aux vertèbres puis vers le coccyx”. Cette créature intérieure matérialise la douleur physique autant que psychique, le corps devenant théâtre d’une guerre intestine où “le péricarde enserre [l] es poumons de plomb”.

Parallèlement, l’obsession érotique pour Sein de lune – dont le narrateur conserve un “bulbe” lumineux évoquant ses fesses – révèle une sexualité désespérée, dernière pulsion vitale dans un monde en décomposition. “Pénétrer sans demander la permission même si elle crie” : la violence du désir fait écho à celle des avions israéliens qui violent l’espace aérien, établissant une troublante équivalence entre domination politique et pulsion sexuelle.

Survivre au plan d'éradication

Le plan d’éradication qui hante le narrateur dépasse la paranoïa individuelle pour toucher une vérité collective : “Ils veulent tous nous faire disparaître”. Cette conviction structure une lecture politique de l’explosion où négligence et intention se confondent, où la communauté internationale qui “lave [sa] conscience” en envoyant “des brosses à dents” participe d’un système d’effacement progressif.

Hala Moughanie déploie ici une phénoménologie de la survie précaire, où être “pas mort” diffère radicalement d’être vivant. Son narrateur incarne cette condition liminale du Libanais contemporain, “impuissant immobile” face aux “bestioles” – ces avions de chasse qui saturent le ciel et la conscience. La répétition lancinante “J’ai entendu les avions” devient le leitmotiv d’une vérité refoulée que l’enquête officielle ne reconnaîtra jamais.

L'éclat dans l'iris de l'Histoire

Les Bestioles s’impose comme un texte nécessaire, non par son témoignage sur la catastrophe de Beyrouth, mais par sa capacité à transmuter le désastre en matière romanesque dense et complexe. Hala Moughanie refuse l’héroïsation des victimes autant que la complaisance dans le pathos, préférant ausculter les zones grises où cohabitent rage et tendresse, lucidité et hallucination, désir et dégoût.

Le roman résonne particulièrement dans notre époque saturée de catastrophes médiatisées, où la distinction entre négligence et malveillance s’estompe, où les “experts de [s]on cul” monopolisent la parole pendant que les survivants cherchent leurs mots dans les décombres. Face aux récits officiels qui transforment Hiroshima en unité de mesure et les morts en statistiques, Hala Moughanie oppose la vérité têtue d’un œil crevé qui continue de voir, d’un corps qui refuse de disparaître malgré le plan d’éradication.

Cette œuvre confirme l’émergence d’une littérature libanaise francophone qui ne se satisfait plus de documenter la catastrophe mais cherche à en extraire une vérité esthétique et politique radicale, où la survie devient résistance et la parole, même bégayante, acte de rébellion contre l’effacement programmé.

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