Arianna Cecconi, La Ronde des insomniaques, traduction Marianne Faurobert, Hachette Livre, 20/08/2025, 336 pages, 22,90€
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La Ronde des insomniaques se lit comme une ronde : on entre dans la nuit d’Aurora, on en ressort bouleversé, changé. Arianna Cecconi invente un dispositif fictionnel où chaque personnage devient une fenêtre sur une facette du sommeil contemporain. C’est en suivant la trajectoire de l’héroïne que les grandes thématiques s’imposent, dans une polyphonie où réalité et fable se rejoignent.
Quand l’écriture épouse l’insomnie
Le roman d’Arianna Cecconi s’ouvre sur un corps qui attend l’aube et une conscience qui redoute le sommeil. L’héroïne, Aurora, porte un prénom qui est lui-même un symbole, celui de la “frontière entre la nuit et le jour”. Son existence est définie par ce seuil, ce passage liminal où le souffle s’épuise et la peur s’installe. L’insomnie, ici, est une expérience sensorielle totale, une terreur existentielle liée à la mémoire d’une apnée qui fut un quasi-trépas. La romancière déploie une narration à la première personne, fluide et fragmentaire, qui épouse les contours flottants de cet état d’hyper-vigilance. La prose elle-même cartographie ce territoire où les pensées s’allongent, les mots dévient, et où la position horizontale ouvre à une autre perception du monde. C’est de cette angoisse fondatrice, de ce sentiment que “la nuit, je ne me fais plus confiance”, que naît le geste inaugural du roman : le vol de trois DVD au centre du sommeil. Cet acte opère comme une quête poétique et politique : le désir impérieux de voir le sommeil des autres pour comprendre sa propre nuit, pour briser le cercle de la solitude. Dès ces premières pages, l’ouvrage trace sa géographie intime : une exploration de la peur, du soin et de la puissance réparatrice de l’écoute.
La communauté des veilleurs
Ce geste d’Aurora allume le cœur véritable du roman, qui s’organise en une ronde de solitudes solidaires. Les trois enregistrements dérobés incarnent trois figures masculines de la nuit, trois manières d’habiter le sommeil et sa douleur : Ismaël, adolescent des quartiers nord aux jambes consumées par une impatience perpétuelle ; Marius, luthier à la retraite dont les nuits se peuplent d’un théâtre onirique violent ; et André, marin privé de mer par un sommeil qui le foudroie en plein jour. À travers ces rencontres, Aurora se recompose. Son insomnie devient son outil, sa méthode. Elle devient l’enquêtrice des nuits des autres, tissant autour d’eux un réseau de soins discret, inventant par l’attention et la présence une famille choisie, une communauté de veilleurs. Le récit déploie ainsi sa véritable ambition : chaque visite, chaque dialogue est une station dans un parcours d’émancipation collective, où la parole, d’abord empêchée, finit par trouver son chemin. L’écriture d’Arianna Cecconi enchâsse avec une grande délicatesse la mythologie personnelle et le conte (la malédiction d’Ondine plane comme une ombre tutélaire) dans la trame d’une anthropologie sensible du quotidien marseillais, transformant une simple chronique de l’insomnie en une fable contemporaine sur la réparation des êtres.
Marseille en veille : une ville qui respire
En fermant ce livre, une question persiste, immense et douce : comment penser ensemble la fragilité d’un corps, la géographie d’une ville et la vibration du silence ? La Ronde des insomniaques explore la possibilité d’une telle alliance. L’insomnie devient la métaphore du malaise social, de la précarité qui maintient en état d’alerte constant, de la frontière invisible qui sépare ceux qui dorment du sommeil du juste de ceux dont les nuits sont hantées par l’incertitude. Le roman magnifie Marseille, non comme un décor, mais comme un corps-archipel, un organisme vivant fait de flux migratoires, de récits superposés et de solidarités souterraines, des tours des quartiers nord aux eaux du Vieux Port. En ouvrant les portes du sommeil des autres, Arianna Cecconi accomplit un geste d’hospitalité littéraire profond : elle nous invite à écouter ce qui d’ordinaire reste tu, à regarder ceux que l’on ignore. Le livre se clôt sur une sensation plus qu’une certitude, nous laissant avec une interrogation essentielle : et si veiller, cet état de conscience aiguisée et douloureuse, c’était aussi une manière d’aimer ? Veiller sur l’autre, veiller avec l’autre, et découvrir que dans cette attention partagée réside la promesse d’une aube nouvelle.

Chroniqueuse : Valérie Lounas
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