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Julien Burri, La double nuit du lac, La veilleuse, 07/03/2024, 1 vol. (96 p.), 14,50€

La double nuit du lac de Julien Burri est un roman qui happe le lecteur dès les premières pages pour ne plus le lâcher. L’auteur y déploie une écriture poétique et sensuelle qui épouse les méandres d’une passion amoureuse sur fond de secrets et de non-dits. On songe à la prose incandescente de Marguerite Duras ou de Jean-Baptiste Del Amo dans « Le fils de l’homme ». Mais Burri a son univers propre, où la nature se fait le miroir des tourments intérieurs des personnages.

Le récit s’ouvre sur une scène initiatique : la baignade du narrateur et de son amant dans un lac, par une chaude journée d’été. « Entrer provoque une légère douleur – la surface découpe le corps, d’abord les orteils, les tibias, ensuite les genoux, le bassin, le ventre. » Cette immersion voluptueuse scelle leur amour, mais marque aussi le début d’une lente dérive. Car au retour de cette nage, l’amant disparaît, laissant le narrateur seul et éperdu. S’ensuit une quête dans la forêt proche, où le temps semble suspendu et les lieux chargés de symboles.

Une nature vivante et symbolique, miroir des tourments intérieurs

La nature est omniprésente dans le roman, comme un personnage à part entière. Le lac, surtout, se fait le réceptacle des émotions et des drames vécus par les protagonistes. « Un lac est une rivière, ou plusieurs, mêlées, qui ralentissent – une poche de temps dilaté. Le temps devient matière, on peut le contempler, se voir soi-même dans le passé et l’avenir. » Cette eau dormante recèle des secrets dans ses profondeurs, à l’image de la mémoire trouble du narrateur.

Les chiens et les oiseaux exotiques de la ferme font aussi partie intégrante de cet écosystème mental. Comme le perroquet Houdini qui incarne le désir de liberté, ou le vieux berger allemand, compagnon fidèle reflétant l’usure du couple. « Son visage est à sa place, ses mouvements sont les mêmes, sans doute un peu ralentis ; son regard a changé, absorbé vers l’intérieur comme s’il avait croisé un mort. » À travers ces présences animales, c’est toute une symbolique de la domesticité et du sauvage qui se déploie.

L’auteur excelle à rendre palpables les sensations procurées par le contact avec cette nature vibrante, comme dans cette scène de cueillette : « Près du bord l’eau paraît noire ; avec la distance, elle devient saphir, puis blanche. » La tension entre la surface et la profondeur, le visible et le caché, nimbe tout le récit d’un halo de mystère.

Les fantômes du passé et la lente déliquescence d'un couple

Car cette histoire d’amour est hantée par une autre disparition : celle de l’ancien compagnon de l’amant du narrateur, volatilisé cinq ans auparavant. Tel un fantôme, il ressurgit au détour d’une phrase, d’un geste anodin, et s’immisce dans l’intimité du couple. Jusqu’à cette scène saisissante où le narrateur a l’impression de le voir assis à leur table : « L’inconnu, en bas, garde sa veste en laine, comme s’il avait toujours froid. Lorsqu’il rentre, après sa journée de travail, il prétend ne pas voir de qui je parle. »

Cette présence-absence ronge la relation des deux hommes, les non-dits créant un fossé de plus en plus profond entre eux. « Je n’arrive plus à répondre. Je ferme les yeux. La femme propose de manger, ça ira mieux après, il ne faut pas m’en faire, assure-t-elle en tournant deux poissons au-dessus des charbons ardents. » Même la sollicitude des autres paraît dérisoire face à ce naufrage intime.

Et pourtant, le narrateur cherche désespérément à raviver la flamme, à « tenir pour deux » : « Je dois le porter seul. » (…) Notre amour n’est ni dans le bois ni sur l’autre rive. S’est-il réfugié dans un tronc d’arbre, une souche ? Dans les plumes d’un oiseau qui se repose avant de migrer ?

La rémanence d'un amour plus fort que l'oubli

C’est sur cette interrogation vibrante que s’achève le roman, laissant le lecteur avec une sensation douce-amère. Car malgré les drames et la séparation, quelque chose de cet amour subsiste, au-delà du temps et de l’oubli. « Je suis seul et pourtant ça tient, quelque chose, sous la surface des jours, continue de me porter. » Comme si les eaux du lac en gardaient la trace indélébile, prêtes à la faire resurgir.

Avec La double nuit du lac, Julien Burri signe un roman d’une beauté singulière, qui explore avec une subtilité rare les méandres du désir et du manque. Son écriture proche de la prose poétique, donne à voir et à ressentir les paysages intérieurs de ses personnages, et les fragiles équilibres d’un couple malmené par les fantômes du passé. Une œuvre qui ne laisse pas indemne, et confirme le talent de cet auteur à suivre de près.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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