Charlotte Bonnefon, Nos invisibles, Cambourakis, 03/01/2024, 1 vol. (121 p.), 16€
Une poétique de la résilience féminine
Nos Invisibles de Charlotte Bonnefon est une œuvre inclassable qui tisse, avec une délicatesse infinie, les destins de femmes meurtries mais résilientes. Entre poésie et récit, fragments intimes et fresques historiques, l’autrice compose une partition vibrante d’émotion qui interroge la transmission, la mémoire et la solidarité féminine. Son écriture ciselée, marquée par une attention rare aux détails et aux sensations, fait jaillir des images d’une grande puissance évocatrice, comme ces “fleurs de verre noir, fleurs de sable” nées des déflagrations nucléaires dans le désert algérien.
Des destins de femmes en pointillés
Au cœur de cette polyphonie féminine se distingue la figure de Maria, dont la vie nous est dévoilée par touches impressionnistes. De son enfance espagnole bercée par “le parfum toxique des orangers sous les pluies acides” jusqu’à ses étés de brodeuse à Oran, en passant par son exil vers la France, le portrait de Maria se dessine en creux, dans les silences et les non-dits d’une histoire familiale “à trous”. Comme Virginia Woolf dans “Les Vagues”, Charlotte Bonnefon excelle à suggérer le rythme intime d’une existence par une succession de sensations et d’images fulgurantes.
Autour de Maria gravitent d’autres destins de femmes, telles ces “petites filles perdues, peut-être davantage” qui hantent le récit de leur présence spectrale. L’autrice convoque des figures féminines mythiques, comme Pénélope et ses toiles infinies, pour mieux en inverser le motif : ici, les femmes “reprisent les anciennes toiles ou tissent une composition nouvelle“, se réinventant sans cesse pour échapper à l’enfermement du foyer.
La fragmentation du récit, qui alterne entre différentes époques et géographies, traduit avec une grande finesse la complexité de ces trajectoires féminines, faites de ruptures et de résilience. Charlotte Bonnefon saisit avec acuité ces moments de bascule où tout se joue, comme lorsque Maria, encore enfant, devient brutalement “mère de ses frères et sœurs” après la mort de son aînée. Chaque fragment devient alors le précieux réceptacle d’une mémoire intime et collective, que l’autrice recompose avec patience et délicatesse, tel un délicat ouvrage de broderie.
Hassi Messaoud, nuit de sang et d'or noir
En contrepoint de cette chronique familiale, Charlotte Bonnefon consacre de saisissants fragments aux femmes de Hassi Messaoud, ville pétrolière du Sahara algérien. Avec un sens aigu du contraste, elle juxtapose la violence des hommes et la douceur voluptueuse du désert, où jasmin et violettes côtoient les puits de l’or noir.
La nuit du 13 juillet 2001 fait basculer la vie de ces femmes dans l’horreur, lors d’un déchaînement de féminicides d’une cruauté inouïe. Dans une prose d’une sobriété déchirante, l’autrice décrit ces corps meurtris réunis dans une seule pièce, certains recouverts de “couvertures”, d’autres de simples “blouses de papier”. Pourtant, dans cet enfer, une “pluie de mains mobiles” dessine un premier geste de solidarité, prémisse d’une résilience collective.
L’écriture de Charlotte Bonnefon se fait ici document, témoignage brut d’une réalité indicible. Elle convoque des images d’une grande force évocatrice, comme cette “recrudescence des violences [qui] coïncide avec des expéditions punitives menées contre des femmes seules dans plusieurs villes du pays“, pour mieux dénoncer la banalisation des féminicides. Mais au-delà de l’effroi, l’autrice parvient à faire jaillir une lumière fragile, celle de la solidarité entre les victimes qui, même blessées, “se connaissent, amies, collègues ou voisines“. C’est dans cette sororité que s’esquisse l’espoir d’un demain où les femmes, unies, pourront enfin se relever.
Résister par la poésie et la sororité
Face à la brutalité du monde, les femmes de Nos Invisibles opposent la force fragile de la poésie et la puissance de leur sororité. Charlotte Bonnefon parsème son texte de métaphores telluriennes qui célèbrent la beauté minérale du désert, comme un chant de résistance : “Solides – gazeuses – liquides nous traversons tous les états de la matière dès le commencement du temps. […] Nous sommes multiples.”
Peu à peu, les femmes blessées se redressent et investissent l’espace public, faisant de chaque lieu un “refuge à plusieurs mains, à plusieurs voix“. Dans une scène aussi onirique que politique, elles “saturent l’espace des rues, les places, les terrasses des cafés“, affirmant leur présence irréductible face à la violence patriarcale.
Cette sororité salvatrice s’incarne aussi dans la relation fusionnelle entre Maria et sa fille, qui se remémorent ensemble des étés lumineux au bord de l’eau. Dans un ultime sursaut de vie avant sa mort, Maria s’écrie : “Tiens, elle fait de la littérature“, comme si la poésie était l’arme ultime pour transcender la maladie et la douleur.
L’autrice suggère ainsi que c’est par l’art et la création que les femmes peuvent se réapproprier leur histoire et leur identité, en dépit des silences et des traumatismes. Les broderies de Maria, les poèmes secrets des femmes de Hassi Messaoud, les métaphores telluriennes qui scandent le récit : autant de gestes de résistance poétique qui tissent, fil après fil, la trame d’une résilience au féminin. Et c’est dans la transmission de ces gestes, de mère en fille, d’amie en amie, que se dessine l’espoir d’un monde où les femmes, enfin, pourront déployer librement leurs “voix tues” trop longtemps réduites au silence.
Un chant d'espoir à l'unisson
Nos Invisibles est un livre solaire qui célèbre, par-delà les drames et les silences, la résilience extraordinaire des femmes. Telle une “vague d’enfants” joyeux qui embrasse “la Terre entière”, la prose lumineuse de Charlotte Bonnefon dessine un horizon d’espoir où la transmission et l’amour triomphent des blessures de l’Histoire. Nous luttons contre des forces d’abandon transmises d’une génération à l’autre, toute la thématique de ce magnifique premier roman tient dans cette phrase.
Par son écriture à la fois intime et universelle, ancrée dans les sensations et portée par un grand souffle poétique, l’autrice s’inscrit dans la lignée d’écrivaines engagées comme Assia Djebar ou Annie Ernaux. Nos Invisibles est un livre nécessaire qui rend hommage, avec pudeur et justesse, à toutes ces femmes anonymes qui luttent et aiment dans l’ombre, tissant inlassablement les liens d’un monde plus fraternel.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
contact@marenostrum.pm
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