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Christophe Manon, Porte du soleil, Verdier, 09/02/2023, 1 vol. (112 p.), 16,50€

Porte du Soleil, de Christophe Manon, est présenté par l’éditeur comme un roman en vers, peut-être en raison de la confidentialité qui touche la poésie contemporaine, moins apte qu’autrefois à fédérer d’écoles, et parfois occultée par la chanson. Pourtant, il s’agit bien là d’un recueil poétique, pas seulement pour sa disposition. L’ouvrage fait partie d’une trilogie, dont Extrêmes lumineux et Pâture du vent, également publiés chez Verdier, constituent les deux premiers volets.

Généalogie en forme de poème

Dès le départ, l’auteur fait part de sa visée : un voyage en Italie présenté comme une quête des origines, celle de ses ancêtres, dont une partie s’est dispersée en terre étrangère, “dont il ne reste aucune trace/dans les temps qu’un halo/qui palpite et scintille faiblement / comme une étoile variable.” Le berceau de ses origines se situe en Ombrie, à Perugia, que l’auteur rejoint “à la faveur d’une bourse d’écriture/attribuée par l’Institut français”. Oralité, langage familier côtoient dans ce récit des termes plus archaïques, comme “le mitan de notre âge”, dans ce récit presque banal au départ, qui énumère les difficultés du voyage. Sa quête se justifie par l’absence d’informations sur ses arrière-grands-parents, des “Ritals”, comme on disait alors, et celles, plutôt évasives, glanées sur un passeport en italien, établi en 1922 sous le règne de Victor-Emmanuel III. Un portrait plutôt succinct de son arrière-grand-mère Elisa, femme au foyer, fuyant la misère avec son époux maçon, complétés par les propos de Mimma, aussi menue que flamboyante, grand-mère de l’écrivain. Une des filles d’Elisa, Mafalda, pouvait s’enorgueillir d’être la sœur de lait d’un des membres de la famille Buitoni, auquel sa mère avait servi de nourrice, détail que l’auteur livre avec une certaine ironie. Néanmoins, le poète a conservé peu de souvenirs d’Elisa, si ce n’est sa mort tragique.
Le récit dévide la généalogie familiale, calquée sur les généalogies bibliques, à l’instar de celle du Christ : “Et Bernard a épousé Claude / Et ils ont engendré Cyrille et Pascale / dont le prénom rappelle à travers les ans celui de son aïeul”. Le premier chant s’attache, en apparence, à raconter l’histoire d’une famille et en retrouver les traces. Pourtant, le texte s’achève par le constat de la vanité de sa tentative, montrant qu’il était à la recherche d’autre chose, qui se révèle lorsqu’il passe d’une apparence de trivialité à une dimension plus profonde.

Le voyage en Italie

Depuis la Renaissance le voyage en Italie constitue une étape essentielle pour les artistes, appelés à se confronter à ses chefs-d’œuvre dans le cadre de leur formation. Il l’a été aussi pour les Anglais et les Américains de milieux aisés aux XIXe siècle. Le texte de Christophe Manon répond en partie à cet objectif. Il restitue les étapes de son voyage, Perugia, Gubbio, Assise, Arezzo, pour la plupart des villes liées à la légende franciscaine. En véritable amateur d’art, il en décrit scrupuleusement les fresques, les tableaux, les sculptures, comme cette Trinité inachevée de Raphaël, terminée par le Pérugin. L’auteur égrène les noms en italien, porteurs d’une étrangeté linguistique qui confère au texte une partie de sa poésie. Il multiplie les citations en latin ou en langue vernaculaire, présentifie par les mots le pays visité.
Mais il évoque aussi l’atmosphère de liesse et de vacances qui contraste avec les sujets des tableaux religieux, dont beaucoup représentent des scènes de martyre : festival de jazz, foule de touristes, chaleur de l’été provoquent chez l’écrivain solitude, angoisse et déréliction. La ville de Perugia, avec son “atmosphère d’insoutenable lubricité”, suscite un inextinguible désir ; la sexualité omniprésente offre un contrepoint aux visions de corps torturés que montrent les peintures.
Ce jeu entre deux formes de représentation, d’une part une réalité fortement sexualisée, de l’autre des images du passé focalisées sur la souffrance physique, se manifeste à travers une transcription assez particulière de la temporalité. D’un côté, le poète emploie des formulations désuètes, comme “en juillet de l’an du Christ 2019, ou en l’an de grâce“, qui ancrent le récit dans une forme de transcendance, supérieure au temps humain, et de l’autre, des expressions calquées sur les précédentes, mais qui proclament une évidente immanence : “Au matin du samedi 13 juillet de l’an II / Du gouvernement du président Macron” et rappellent le bouleversement du calendrier religieux par la Révolution française.

Une quête au pays des morts

Le voyage du héros se calque sur ceux de voyages dans l’au-delà, que depuis Homère la littérature n’a cessé de décliner. Les tableaux admirés dans les églises conduisent l’auteur à voir partout des vanités, des memento mori d’une manière obsessionnelle : “c’étaient des sexes avec des têtes de mort, des corps avec des têtes de mort, les seins avaient des têtes de mort pour tétons.” Le poème multiplie les citations, mais l’Évangile selon Saint Mathieu, Les Aveux de Saint Augustin, l’Enéide de Virgile, ou Paterson, ce poème de Carlos Williams, cèdent la plupart du temps la place à des passages de la Divine Comédie. Le texte de Dante, en italiques, dans presque chacun des poèmes, travaille celui de Christophe Manon.
La traversée de l’Enfer et du Paradis du poète italien trouve un écho contemporain dans l’aventure de Porte de la Mort. Comme Laurent Gaudé ou Erri de Luca avant lui, le poète se laisse happer et construire par l’héritage antique du voyage aux Enfers. Le retour, aussi banal que l’aller, lui fait prendre conscience que “seuls les vivants réclament des récits”, et que “les mots dont nous usons / ne sont animés que par notre désir / de vouloir à tout prix réveiller les morts.” Pourtant, l’inanité de sa quête lui comprendre (et son texte prend alors des accents évangéliques) qu’il doit se réjouir de vivre et jouir de la vie : “En vérité, tout cela, je vous le dis, / n’est que vapeurs, mirages, songes fugitifs, / J’ai une vie, j’existe, je suis vivant.” Tel Ulysse, Lazare ou Jésus, le narrateur revient du pays des morts, mais c’est pour prendre conscience de la brièveté de l’existence.

Traversé de fulgurances, le superbe livre de Christophe Manon revisite la thématique des grands poèmes qui l’ont précédé, mais garde une originalité propre. Ce beau récit de voyage, réel et initiatique, présente dès le départ plusieurs niveaux de lecture. Il entraîne le lecteur dans son sillage, lui permet d’accéder, en profondeur, à l’intimité du narrateur, d’y retrouver l’écho de textes qui l’ont façonné, à travers cette réécriture. Une réussite.

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Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

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