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Gaëlle Nohant, L’homme sous l’orage, L’Iconoclaste, 21/08/2025, 348 pages, 21,90€

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Dans la vaste géographie littéraire des conflits qui ont sculpté le XXe siècle, il est des œuvres qui choisissent de délaisser le fracas des champs de bataille pour ausculter les séismes intimes de la conscience. L’homme sous l’orage de Gaëlle Nohant est de cette trempe-là, un huis clos magistral dont les murs de pierre suintent les angoisses d’une époque et dont l’horizon, lourd des fumées de la Grande Guerre, n’est jamais que le reflet démesuré du chaos intérieur qui fissure ses protagonistes. Le roman s’ouvre sur une nuit de tumulte élémentaire, un de ces déluges primitifs où les éléments semblent vouloir dissoudre les certitudes du monde. C’est sous cet augure qu’un homme, fuyard harassé, frappe à la porte du château de l’Esparre, sanctuaire hors du temps où survivent une mère et sa fille, gardiennes d’un ordre patriarcal dont les piliers sont partis au front. L’arrivée de cet étranger, figure spectrale échappée de l’enfer, agit comme un réactif chimique, précipitant dans le silence feutré de la demeure une crise morale, spirituelle et existentielle d’une rare intensité.

Fidèle à son parcours d’exploratrice des mémoires enfouies et des destins individuels confrontés aux lames de fond de l’Histoire, Gaëlle Nohant poursuit ici un dialogue exigeant avec le passé. Après avoir sondé les braises de l’incendie du Bazar de la Charité ou éclairci les fils des vies dans le Paris de l’après-guerre, elle plonge au cœur du premier conflit mondial non pour en documenter la fureur, mais pour en saisir la résonance métaphysique. Son roman est un théâtre d’ombres où Théodore, le peintre déserteur, et Rosalie, l’adolescente qui le recueille, incarnent une dialectique poignante entre la quête de survie et le poids du devoir, entre l’appel de la conscience et la loi des hommes. L’autrice convoque avec une érudition discrète le fantôme des avant-gardes artistiques – Fauvisme, expressionnisme –, rappelant que cette guerre fut aussi celle qui brisa l’élan d’une fraternité européenne de l’art, envoyant un Franz Marc peindre des bâches de camouflage avant d’être fauché, et forçant des esprits qui dialoguaient par-delà les frontières à se voir comme des ennemis irréconciliables.

L’écriture de Gaëlle Nohant atteint ici une forme d’équilibre souverain. Ses phrases, au long cours, serpentent au gré des pensées des personnages, épousant le rythme lent des journées de claustration et la fulgurance des émotions secrètes. Par un jeu subtil de clair-obscur, elle compose des tableaux où la lumière même semble chargée de sens : la lueur vacillante d’une bougie dans l’immensité du grenier, le rayon de lune filtrant sur le désordre d’un atelier improvisé, la clarté crue du matin sur un visage défait par le chagrin. Le vocabulaire, précis et évocateur, tisse une atmosphère sensorielle puissante, où l’odeur de la térébenthine se mêle à celle de la cire et du bois humide, où le froid de la pierre contraste avec la chaleur fugace d’une étreinte. La narration, adoptant une omniscience délicate, glisse de l’intériorité de Rosalie, prisonnière de ses élans contradictoires, à celle de Théodore, hanté par la culpabilité, en passant par le regard rigide d’Isaure, la mère, gardienne d’un code d’honneur qui se fissure.

Au-delà de l’intrigue romanesque, c’est bien à une exploration symbolique que nous convie Gaëlle Nohant. Le château de l’Esparre devient un microcosme, une matrice où les grandes questions de la condition humaine sont rejouées à échelle intime. Le patriotisme, la lâcheté, le sacrifice, le désir, la transgression : ces notions abstraites s’incarnent dans les gestes quotidiens, les regards échangés, les silences pesants. Le personnage de Rosalie cristallise cette tension : son acte initial de compassion, abriter un déserteur, la fait basculer de l’innocence d’une morale apprise à la complexité d’une éthique personnelle. Sa rébellion sourde contre sa mère n’est pas seulement un conflit générationnel ; c’est le soulèvement de l’instinct de vie contre l’ordre de mort que la guerre impose comme unique dogme. Théodore, quant à lui, incarne ce destin de l’artiste broyé par l’Histoire. Il n’est pas un lâche ordinaire, mais un homme dont la foi en la beauté comme principe organisateur du monde a été anéantie. Sa désertion est une tentative désespérée de renouer avec sa vérité première : celle du créateur, opposée à celle du destructeur. Son art même devient un enjeu, la trace d’une humanité possible au cœur du tumulte, une rédemption fragile esquissée dans le secret d’un grenier.

L’homme sous l’orage nous laisse ainsi méditer sur la nature même de la mémoire. Que reste-t-il des êtres une fois le tumulte des armes tues ? Des noms gravés sur un monument, un portrait de femme fardée dans une galerie parisienne, ou bien un témoignage mural, né du secret et voué à y retourner ? Gaëlle Nohant ne tranche pas. Elle suggère, par la grâce de son écriture, que les véritables histoires, celles qui sauvent et qui condamnent, sont celles qui se vivent dans les interstices du récit officiel, dans ces zones grises où le courage prend le visage de la désobéissance et où l’amour, pour éclore, doit trahir les certitudes d’un monde. Le fracas des canons peut bien s’éteindre, mais le paysage de la conscience humaine demeure à jamais raviné par la fulgurance des choix qu’il nous aura contraints de faire.

Chroniqueuse : Manon Lopez

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