Sophie Nordmann, La vocation de philosophe, Calmann-Lévy, 24/09/2025, 300 pages, 20,90 €
Il est des moments où la pensée, saturée d’elle-même, semble avoir épuisé tous ses possibles. Elle s’étale en doctrines, se fige en opinions, se monnaie en expertises. Le bruit des certitudes couvre le murmure de l’interrogation. C’est dans ce paysage intellectuel crépusculaire qu’advient l’ouvrage de Sophie Nordmann, La Vocation de philosophe. Plus qu’un livre, il s’agit d’un geste, d’une ascèse qui reconduit la philosophie à son point de rupture originel : non pas l’édification d’un savoir, mais la puissance d’une négativité, la force de ce “vide moteur” qui seul permet à la pensée de ne pas mourir de ses propres réponses. L’ouvrage n’ajoute rien au plein du monde ; il y ménage une brèche, un appel d’air essentiel, restaurant par là même la vocation la plus subversive de la philosophie : être une intranquillité.
Une pensée sur la ligne de crête
Ce livre est l’aboutissement d’un parcours. De ses travaux sur Hermann Cohen et l’héritage judéo-allemand à ses explorations de la métaphysique occidentale, Sophie Nordmann a toujours fréquenté les pensées de la limite, celles qui s’élaborent sur une ligne de crête, entre dogmatisme et scepticisme. La Vocation de philosophe affronte cette tension de front. L’ouvrage répond à une double pathologie contemporaine : celle du sophiste médiatique, qui troque la mise en question contre une expertise rassurante, et celle de l’érudit dévitalisé, qui transforme le corpus philosophique en un cimetière de concepts à disséquer. Pour contrer cette double fossilisation, Nordmann opère un retour radical à la scène inaugurale : Socrate, non comme père d’une doctrine, mais comme incarnation d’un manque fécond. En s’appuyant sur la distinction de Lévinas entre le “Dit” (le contenu manifeste) et le “Dire” (l’acte de questionnement), elle nous convie à une relecture de l’histoire des idées, non plus comme une succession de systèmes, mais comme une “histoire souterraine” des gestes qui ont maintenu ouverte la faille du questionnement.
La lignée spirituelle de Socrate à Nietzsche
L’architecture du texte incarne sa thèse. D’une part, un mouvement théorique qui pose les fondations en forgeant ses outils conceptuels – le “vide moteur”, “l’absence effective”, “l’ébranlement”. La prose y est patiente, méditative, elle ne cherche pas à imposer une thèse mais à créer les conditions de sa réception, exigeant du lecteur cette “rumination” nietzschéenne qui est l’antidote à la consommation rapide des idées. D’autre part, l’ouvrage opère une ascèse méthodologique saisissante : il choisit de tracer cette histoire souterraine à travers quatre figures tutélaires, Socrate, Descartes, Kant et Nietzsche. Ce choix n’est pas celui d’un canon académique, mais la mise en lumière d’une lignée spirituelle, quatre moments où la philosophie s’est retournée sur sa propre pratique pour en interroger le geste. La force de l’écriture de Nordmann réside dans cette capacité à donner à voir non pas les systèmes, mais la puissance d’un acte : la maïeutique comme subversion de l’ordre social, le doute comme expérimentation vertigineuse qui arrache l’homme au cosmos, la critique comme mise en examen de la raison par elle-même, et la généalogie comme questionnement ultime sur la valeur même de la vérité.
La Philosophie comme diagnostic du présent
En restaurant la primauté du geste interrogatif, le livre dialogue de manière saisissante avec notre modernité tardive. À l’heure d’une “société de la positivité”, pour reprendre le concept de Byung-Chul Han, où toute forme de négativité est perçue comme un dysfonctionnement à éradiquer, la mise en question devient un acte de résistance politique. Le livre de Sophie Nordmann confère une profondeur historique et philosophique à ce constat. Elle montre que la vocation de la philosophie est précisément d’être ce contre-pouvoir, cette instance qui refuse l’adhésion totale et la transparence sans reste. En cela, son projet peut se lire comme un diagnostic du présent au sens où l’entendait Michel Foucault : un effort pour comprendre non pas “qui nous sommes”, mais à quel point les cadres de notre pensée nous empêchent d’être autrement. C’est la portée existentielle de l’ouvrage. Il ne s’agit plus seulement de comprendre les philosophies du passé, mais de faire l’expérience, au présent, de “l’ébranlement” qu’elles provoquent. La transmission de la philosophie se voit redéfinie : non plus l’accumulation d’un savoir, mais l’initiation à un art de l’inquiétude.
La pensée ne vit que sur ses failles
La Vocation de philosophe n’est pas un point d’arrivée, mais une invitation. Une invitation à modifier notre rapport aux textes et, par extension, au monde. Il nous apprend à écouter, sous le bruit des réponses, la vibration du questionnement ; à percevoir, dans l’architecture majestueuse des systèmes, les fissures par où la pensée respire encore. C’est un ouvrage qui demande à être non pas simplement lu, mais éprouvé, traversé. En choisissant de tracer cette lignée spirituelle qui, de Socrate à Nietzsche, a fait de la mise en question son arme et sa noblesse, Sophie Nordmann ne nous livre pas une histoire de la philosophie de plus. Elle nous en restitue la pulsation vitale, cet inlassable combat contre l’idolâtrie des certitudes. Un rappel que la pensée ne vit que sur ses failles. En rappelant que la philosophie est une intranquillité avant d’être un savoir, un geste avant d’être un système, Sophie Nordmann signe ici une œuvre d’une rare force subversive, un manifeste pour les esprits insoumis.
Chroniqueur : Maxime Chevalier
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