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Philippe Roger, L’attrait des larmes, Éd. Yellow Now, 09/07/2025 ; 112 pages, 14€.

L‘attrait des larmes est un beau titre qui séduit d’entrée et qui interroge. Qui pleure ? L’acteur ? Le spectateur ému aux larmes ? Pourquoi, comment, longtemps ? Les pleurs sont-ils à chaudes ou froides larmes, démonstratifs ? Les larmes sont-elles retenues, au bord de l’œil ? Sont-elles de tristesse, de joie, de souffrance, de rage, de frayeur ? Pastichant le producteur Jeremy Prokosch (Jack Palance) disant à l’écrivain Paul Javal (Michel Piccoli) dans Le mépris de JLG : “Quand j’entends le mot culture, je sors mon carnet de chèques“, je dirai “Quand je pense aux larmes au cinéma, je vois pleurer Alice au pays des merveilles, ses larmes devenant magiquement un lac de signes surréaliste“. Philippe Roger nous invite à un voyage lacrymal onirique au miroir de deux mondes : l’extérieur et l’intérieur, lorsque le corps et l’âme se rejoignent et débordent. La larme qui coule au cinéma est une poétique cinétique : la petite goutte (é)mouvante, seule ou accompagnée, montre le pleureur ou la pleureuse donnant libre cours à ses sentiments. Il (elle) se retient mais ne peut les cacher et libère malgré lui (elle) une larme puis plusieurs, voire un torrent.

Jean Cocteau ou la poétique des larmes magiques

La façon dont chaque réalisateur fait couler le précieux liquide est la mise en d’une sensibilité personnelle où les pleurs esquissent une poétique des larmes mais aussi une poétique du cinéma. Cocteau est le poète incontournable du cinéma avec son féerique La Belle et la Bête (1946) où les larmes accompagnent Belle (Josette Day) tout le long du film. Les premières larmes sont celles de Belle devant son père alité. Ils s’entretiennent de Bête (Jean Marais) et Belle, prise de sentiments contradictoires, s’exclame en pleurs : ” Ce monstre est bon !”. Une larme s’écoule d’abord, d’autres larmes, qui étaient amassées au coin de l’œil, suivent à leur tour. Une larme tombe dans la main du père et, à sa stupéfaction, se change en diamant, cette magie symbolisant l’amour pur de de Belle, tant pour le Père que pour Bête à venir. La larme-diamant qui scintille est une étoile filante et la signature de Cocteau, le cinéaste poète. Les dernières larmes sont pour Bête qui agonise. Belle surgit et tente de la ramener à la vie. Elle la regarde intensément et ses yeux gorgés de larmes illuminent son regard sans défense. Et ses larmes retenues et à naître redonnent vie à Bête qui se transforme – nouvelles larmes magiques – en Prince charmant. Le sort qui la frappait ne pouvait être rompu que par des larmes d’amour et Belle et Bête vont désormais nager dans le bonheur. De même dans Orphée, la Mort (Maria Casares) pleure pour Orphée (Jean Marais). La larme versée condamne la Mort devenue humaine, Mort amoureuse et dissidente qui sera mise au pas par ses consœurs létales.

Carl Dreyer ou la poétique des larmes de l'âme

Dans La passion de Jeanne d’Arc (1928), Carl Theodor Dreyer met en “Cène” les feux de la Passion (souffrance) de Jeanne (Renée Falconetti). Dépassée par son procès, elle a de grands yeux toujours ouverts traduisant sa douleur omniprésente. Ils sont source intarissable de larmes, son visage est larmoyant, ses yeux gorgés de liquide lacrymal se déversant immanquablement. Les premières larmes coulent lorsque les juges lui demandent de réciter son pater. De longues larmes coulent sur son visage quand elle leur avoue que Dieu lui a fait la promesse qu’elle sera délivrée sans lui dire le jour et l’heure, provoquant leur colère. Elle pleure lorsqu’elle préfère garder son habit d’homme – refusant pour les juges d’être fille de Dieu – plutôt que d’aller à la messe. Elle pleure lorsqu’on lui coupe à ras les cheveux. Elle pleure à chaudes larmes, brûlant sur son bûcher. Ses pleurs sont le saignement de sa vie qui part, la souffrance de son corps qui se consume, la Vision de son âme qui s’élève avec la fumée des bûches. Si comme le précise l’auteur, le Jeanne de Dreyer est le parangon du film de larmes, j’ajouterai une note optimiste avec les images, étonnantes de nos jours, qui montrent, à de nombreuses reprises, une spectatrice dans la foule donnant le sein à son bébé, avec gros plans sur les tétons, et qui suggèrent a contrario une vie nouvelle prenant son essor alors que Jeanne pleure et se meurt.

Ces deux exemples filmiques, trop vite parcourus, ne sont que deux étapes du voyage rêvé au Pays des larmes avec Max Ophuls (larmes du temps, Le plaisir), Jean Grémillon (larmes de Révélation, Gueule d’amour), Robert Bresson (chaudes larmes gelées, Les dames du bois de Boulogne), Douglas Sirk (larmes en miroir, Mirage de la vie), Todd Haynes (larmes privées versées en public, Loin du paradis), JLG (larmes cinéphiles, Vivre sa vie), Kenji Misogushi (larmes musicales, Madame Oyu), Mikio Naruse (larmes du monde, Nuages épars), Alain Resnais (larmes satiriques, On connaît la chanson), Oldrich Lipsky (larmes comiques, Happy End), Valerio Zurlini (larmes du film, Journal intime), Lee Chang-Dong (larmes vitales, Battement du cœur). Philippe Roger, enseignant l’histoire et l’esthétique du cinéma à l’Université Lumière à Lyon, nous invite à revoir des films, de tous pays et décennies, au miroir des larmes ouvrant sur des perspectives nouvelles et parfois inattendues. Le domaine des larmes excède souvent celui de l’affectibilité des personnages et correspond à un moment clé du film (larmes au centre du Plaisir d’Ophuls ou de Battement du cœur de Chang-Dong). La poétique lacrymale des films n’est pas homogène, chaque cinéaste donnant formes, durées et nombres différents à ses larmes. Petit bijou surprenant, ce livre offre une nouvelle grille de lecture, liquide et intime, des films et incite à les revoir. Au surplus, L’attrait des larmes fait partie de la Collection Motifs de Yellow Now, comment ne pas avoir envie de découvrir de nouveaux ouvrages ? Je ne citerai que L’attrait des miroirs de Dominique Païni (2017).

Image de Chroniqueur : Albert Montagne

Chroniqueur : Albert Montagne

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