Achraf Ben Brahim, Pourquoi l’extrême droite domine la toile, Éditions de l’Aube, 08/01/2025, 104 pages, 10 €.
Oubliez les combats politiques à fleurets mouchetés ; la véritable guerre pour l’hégémonie idéologique se joue, aujourd’hui, dans les abysses fétides du numérique, un cloaque que l’extrême droite française a non seulement investi, mais méthodiquement conquis, transformant ses courants souterrains en un torrent de haine normalisée. Achraf Ben Brahim, dans son essai coup-de-poing, Pourquoi l’extrême droite domine la toile – Le grand remplacement numérique, ne sonde pas que cette fosse septique : il en dresse la cartographie exhaustive, dissèque ses mécanismes de propagation virale, et expose les architectes grimaçants de cette toile empoisonnée. C’est bien plus qu’une analyse ; Nous sommes en présence d’un réquisitoire qui met à nu la stratégie cynique d’une mouvance qui, faute de convaincre massivement dans les urnes pendant des décennies, a trouvé dans l’anonymat et la viralité du web l’arme absolue pour gangrener le débat public et fissurer les fondations mêmes de nos démocraties. Accrochez-vous : la descente est vertigineuse, la nausée garantie, mais la lucidité acquise, essentielle.

Le pouls fiévreux d'une conquête méthodique
L’ouvrage s’ouvre sur une scène qui, à elle seule, encapsule la fulgurance et le cynisme de cette stratégie : « octobre 2022. Un meurtre sordide a eu lieu à Paris. Lola, 12 ans, a été retrouvée morte dans une valise. En cause, une jeune femme algérienne sous obligation de quitter le territoire français (OQTF). […] La nationalité et la situation administrative de l’accusée constituent une occasion en or de mobiliser et de recruter pour Reconquête !, le parti d’Éric Zemmour. Très vite, plusieurs noms de domaine sont achetés […] des hashtags sont lancés […] et une pétition qui récupère des données ». Cette introduction n’est pas anodine. Elle nous plonge dans la réactivité quasi instantanée de cette nébuleuse, sa capacité à instrumentaliser l’émotion brute, à transformer une tragédie humaine en carburant idéologique et en outil de mobilisation. Achraf Ben Brahim ne nous laisse aucun répit. Il déroule, avec une accumulation d’exemples saisissants, la montée en puissance d’acteurs clés : des figures déjà établies comme Alain Soral, aux nouveaux « influenceurs » tels que Papacito, Damien Rieu ou Daniel Conversano. Ce dernier, véritable cas d’école, illustre la professionnalisation de cette « dissidence » numérique, passant « d’un simple smartphone ou d’un sommaire blog WordPress » à des studios de tournage, une production de contenu quotidienne, et des services payants, allant jusqu’à proposer de « s’expatrier dans un pays d’Europe de l’Est préservé du « grand remplacement ».
Le climat général que dépeint l’auteur est celui d’une véritable guerre de position numérique, où les « GAFAM n’ont d’autre choix que de devoir réguler en modérant ces contenus, en déployant un shadow banning, comprenez limiter leur visibilité, voire supprimer ces comptes. ». Face à cela, l’auteur montre comment une myriade d’officines comme TV Libertés, Fdesouche ou Boulevard Voltaire « pullulent et agrègent quant à eux des communautés entières avec, à la clé, une reconnaissance numérique et une influence qui ne cesse de grandir ». C’est une véritable plongée dans un magma bouillonnant, un univers parallèle qui forge ses propres codes, ses héros et ses martyrs, bien loin des radars médiatiques traditionnels, du moins jusqu’à récemment.
Une guerre par d’autres moyens : la « Réinformation » et l'E-militantisme
Le concept de « réinformation » est central. Il ne s’agit pas d’une alternative à l’information mainstream, mais d’une entreprise de subversion sémantique et de construction d’une réalité parallèle. L’auteur souligne comment « cette « réinformation » est le pilier dont ils ont besoin pour créer un contre-pouvoir en ligne assez puissant pour forcer les décideurs à se positionner sur des thématiques comme le « grand remplacement ». Des affaires emblématiques, comme l’annulation du concert de Black M à Verdun ou la déferlante contre la chanteuse Mennel, sont disséquées pour illustrer l’efficacité redoutable des raids numériques. David Doucet, cité par l’auteur, détaille ce processus implacable où leaders d’opinion et myriades de comptes font monter en flèche des sujets ciblés. Plus récemment, l’affaire des « kartings » à Fresnes a démontré une fois de plus cette capacité à dicter l’agenda. Cette guerre de l’information, comme le souligne Achraf Ben Brahim, dépasse le cadre hexagonal : il met en lumière les opérations d’influence étrangères, telle l’ingérence du groupe Wagner en Afrique et d’autres manœuvres déstabilisatrices, qui polluent un écosystème où la désinformation est reine et où des agences étatiques comme VIGINUM tentent de parer les coups, complexifiant l’analyse de l’autonomie de ces réseaux d’extrême droite.
L’économie de l’outrance et la culture du mème
L’auteur explore avec minutie la professionnalisation de cet écosystème. Du « plug and play » des débuts – « Pour moins de 2000 euros, le premier militant venu peut lancer un média aux standards professionnels » – on est passé à des structures organisées, avec studios et stratégie commerciale. Le financement participatif (via Tipeee puis des solutions alternatives face aux bannissements) y joue un rôle crucial, Conversano expliquant avoir des employés pour « avoir une visibilité ».
Mais l’aspect le plus troublant est la captation des codes de la culture web pour séduire une audience jeune. L’exemple d’Henry de Lesquen, dont les propos racistes sont détournés en mèmes par le forum 18-25 de Jeuxvideo.com, est édifiant : « Ainsi enrobés de cette culture décalée propre à internet, ses propos outrageusement racistes deviennent des objets de plaisanterie. » Cette stratégie du mème, de l’humour acide, souvent misogyne ou complotiste, se révèle une passerelle insidieuse vers des idéologies funestes. Elle atteint une dimension paroxystique lorsque certains, tel Brenton Tarrant, intègrent ces codes viraux jusqu’à la mise en scène de leurs propres massacres, transformant l’horreur en performance numérique macabre. Cette méthode, comme le note l’auteur, sera répliquée lors de la campagne d’Éric Zemmour, où le candidat fut « grimé en Naruto ou en Pokémon ». C’est un parasitage des flux culturels populaires, une infiltration des espaces ludiques (Twitch, TikTok) pour y distiller des narratifs radicaux.
Face au shadow banning et aux fermetures de comptes, la mouvance innove, cherchant refuge sur des plateformes alternatives (BitChute, Odysee), comme l’explique Jean-Yves Le Gallou, confirmant l’existence d’un “dispositif de secours“. C’est un jeu du chat et de la souris permanent.
Le numérique comme levier de radicalisation
Ce « grand remplacement numérique » dont parle le titre est plus qu’une métaphore. C’est le symptôme d’une guerre culturelle où l’extrême droite ne se bat plus seulement sur le terrain électoral classique, mais investit le champ des idées. Elle cible spécifiquement une jeunesse en quête de sens, en lui offrant des récits simplificateurs. Le « marketing Y, ciblé vers les millennials, sera déterminant dans leur conquête du Web. » La normalisation de discours autrefois marginaux est une conséquence pernicieuse, amplifiée par des algorithmes favorisant le clivant.
Plus grave encore, ce continuum entre verbe numérique et violence physique est une conclusion glaçante de l’essai. Achraf Ben Brahim ne se contente pas d’évoquer Brenton Tarrant, dont le manifeste cite Renaud Camus et qui fut donateur de Génération Identitaire, transformant son crime en performance virale. Il décortique aussi des structures comme “Recolonisation France“, composée d’anciens militaires, ou la mouvance autour de Loïk Le Priol, illustrant la menace tangible qui émane de ces discours. Le rappel du rapport d’Europol – « près de la moitié des arrestations menées en 2021 dans le cadre de dossiers terroristes d’extrême droite en Europe l’ont été en France » – ancre cette menace dans une réalité statistique effrayante. La frontière est poreuse.
Une victoire numérique, prélude à quoi ?
L’essai se clôt sur une question ouverte, celle de la traduction de cette domination numérique en succès électoral tangible. Achraf Ben Brahim cite la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, qui a vu « le Rassemblement national a fait l’étalage de sa puissance en raflant un nombre historique de sièges. », y voyant la concrétisation d’une victoire culturelle longuement préparée en ligne. Si « 2027 le dira » quant à l’issue ultime de cette dynamique pour la présidence, l’auteur suggère que la transformation est déjà profonde. L’extrême droite est parvenue, via des figures comme Éric Zemmour et des chaînes comme CNews, à imposer ses thématiques au cœur du débat public, obligeant même les médias traditionnels à « construire leur programmation autour de ses figures et des thèmes qu’elles portent. »
Ce livre est un signal d’alarme. Il nous montre une extrême droite décomplexée, technologiquement aguerrie, culturellement offensive, qui a su, avec une efficacité redoutable, transformer les outils de la modernité numérique en armes de conquête idéologique. Achraf Ben Brahim nous offre une analyse essentielle pour comprendre les ressorts de cette e-victoire, et les défis qu’elle pose à la cohésion de nos sociétés et à la vitalité de notre démocratie. L’interrogation finale demeure : cette maîtrise de la toile, où l’émotion supplante la raison et où la viralité dicte la norme, annonce-t-elle une nouvelle ère politique, peut-être une forme de totalitarisme doux, rampant, alimenté par le flux incessant des écrans ? La réponse, esquissée par l’auteur, est pour le moins troublante. La toile, hier espace d’utopies libertaires, est devenue le théâtre d’une offensive dont nous commençons à peine à mesurer toutes les conséquences. Et dans cette pénombre, l’enquête d’Achraf Ben Brahim est une précieuse, quoique terrifiante, lumière.

Chroniqueur : Philippe Martinez
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