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Jean-François Beauchemin, Mémoires de Mayron Schwartz, Québec Amérique, 22/08/2025, 528 pages, 22€

Jean-François Beauchemin, figure marquante de la littérature québécoise contemporaine, s’illustre une fois encore avec Mémoires de Mayron Schwartz, une œuvre qui n’a de « mémoires » que le nom : ce texte sensible, fragmentaire et musical s’offre comme un chant d’amour à la vie, aux bêtes et aux disparus. Le narrateur, avançant en âge sans que l’amertume ne le rattrape, philosophe sans dogme, revient sur les êtres et les choses qui ont façonné sa conscience. À travers les souvenirs d’une famille juive bigarrée, d’un renard prénommé Eugène et d’un père amateur de soupe et de musique classique, le romancier nous tend un miroir où contempler la trace douce et tenace de nos propres existences.

La lecture de cette œuvre s’inscrit dans une interrogation profonde sur notre rapport au vieillissement et sur la manière dont le langage peut aujourd’hui saisir les empreintes d’une vie. Le roman de Jean-François Beauchemin ne présente pas la vieillesse comme un déclin ; il la révèle comme un temps de décantation et de sagesse. Il y propose une réponse tout en humilité : c’est par l’anecdote, la tendresse et une observation amoureuse du réel que l’on peut encore espérer dire quelque chose du passage des années sur les âmes.

Les boulons mal resserrés de la mémoire

Dès son préambule, Jean-François Beauchemin nous prévient avec une grâce contemplative : le territoire que nous nous apprêtons à visiter est une cartographie du cœur, non une chronologie de l’esprit. Le narrateur, Mayron Schwartz, y assume la nature sinueuse de son projet, car « Puisqu’il s’agit d’un livre sur le temps qui passe, j’ai trouvé naturel d’y mettre des méandres, des croisements, des retours en arrière et des ronds-points ». Ces mémoires s’offrent donc d’emblée comme un désordre poétique, un recueil de scènes et de visages assemblés par une logique affective, où les destins sont parfois « démontés en pièces détachées, puis remontés, mais avec les boulons mal resserrés ». C’est dans cette introduction que se niche toute la philosophie de l’ouvrage : une acceptation sereine de l’imperfection de la mémoire, qui, en renonçant à la rigueur de l’historien, gagne en vérité humaine.

Les premières pages nous ancrent dans un univers où le merveilleux côtoie la banalité la plus touchante. Mayron se présente par une formule qui contient en elle toute la tension philosophique du livre : « Je m’appelle Mayron Schwartz, je suis juif athée néodarwinien ». Ce paradoxe inaugural — l’alliance d’un héritage spirituel, d’une conviction matérialiste et d’un refus du dogme — irriguera tout le récit. Survivant d’un accident qui le laissa pour mort à sept ans, Mayron semble avoir scellé, suite à cette expérience liminale, une forme de connivence avec l’existence : il n’y a pas de temps à perdre. Son récit s’épanouit ensuite autour des figures cardinales de son enfance : sa sœur Rivka, complice fusionnelle ; et ses grands-parents, quatuor inoubliable de sagesse domestique, de douleur historique et de joie têtue, qui posent les fondations thématiques du livre.

Quand Dieu est un murmure

Au fil des pages, le récit tisse sa toile, révélant la profondeur de ses enjeux sans jamais céder à la démonstration. La famille y est dépeinte comme un territoire symbolique où les traditions sont honorées avec une fantaisie affectueuse. Le judaïsme, par exemple, n’y est pas un carcan dogmatique, mais un héritage culturel vibrant dans la préparation du kiddouch du vendredi soir, les blagues et la mémoire poignante de la Shoah qui traverse les générations comme un murmure.

C’est ici que la grande subtilité du texte opère : la tension entre l’athéisme proclamé du narrateur et sa quête spirituelle incessante. Mayron se définit comme « néodarwinien », mais son regard sur le monde est celui d’un mystique. Il voit des âmes, dialogue avec des animaux, perçoit des présences dans la nature et s’interroge constamment sur la place de Dieu. Cette apparente contradiction n’est pas une faiblesse, mais le cœur battant du roman. Jean-François Beauchemin dépeint ici une spiritualité contemporaine, qui, ayant rejeté les certitudes religieuses, ne renonce pas pour autant au sacré, à l’émerveillement et au questionnement. Le style épouse ce mouvement : passant de l’aphorisme subtil à l’anecdote savoureuse, du portrait d’un voisin apiculteur à la description d’un souper de famille, l’écriture a la fluidité d’une pensée vagabonde. Une mélancolie joyeuse l’imprègne, une conscience aiguë de la fragilité des choses qui ne conduit jamais au désespoir, mais à un attachement plus intense au présent.

L'éloge d'un présent intensément vécu

Dans sa maturité, le narrateur trouve refuge et élan dans un présent intensément vécu. L’amour pour sa femme Léa, les amitiés solides, et surtout l’attention portée au monde animal et végétal deviennent les piliers d’une existence apaisée. Cette poétique du fragment et de la sensation n’est pas sans rappeler celle d’un Christian Bobin ou d’un Erri De Luca, mais Beauchemin y ajoute une couleur unique, celle d’une judéité diasporique tendre et joueuse qui pourrait parfois dialoguer avec la mélancolie d’un Aharon Appelfeld ou l’ironie affectueuse d’un Romain Gary. L’œuvre nous propose une forme de sagesse qui ne repose sur aucun système, mais sur la contemplation des images simples. La réponse aux grandes questions ne se trouve pas dans un traité, mais dans la fidélité aux êtres aimés ou dans le silence partagé avec une bête. Le vieillissement y apparaît non comme une perte, mais comme une clarification, une aptitude nouvelle à percevoir le sublime dans le prosaïque.

La conclusion, sans être une fin, laisse le lecteur avec une impression de douce plénitude. La mémoire, chez Mayron Schwartz, se révèle être un acte de résistance, non contre la mort, mais contre l’oubli et l’insignifiance. En collectionnant les moments qui ont jalonné sa vie, le narrateur ne cherche pas à figer le passé, mais à en faire une source vive. Chaque souvenir est une célébration, une manière de dire que, malgré le deuil et la fuite du temps, rien de ce qui a été profondément aimé n’est jamais véritablement perdu. Mémoires de Mayron Schwartz est, en ce sens, une invitation à devenir le gardien attentif de ses propres trésors, de ces instants précieux dont l’accumulation constitue la seule réponse valable à la finitude. C’est un ouvrage qui se lit comme on écoute une confidence, le cœur aux aguets, et qui nous laisse plus riches, plus tendres, et un peu plus réconciliés avec le monde.

Image de Chroniqueur : Raphaël Graaf

Chroniqueur : Raphaël Graaf

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