Zied Bakir, La Naturalisation, Grasset, 29/01/2025, 208 pages, 19,50 €
Avec La Naturalisation, Zied Bakir signe un roman coup de poing, une chronique à la fois drôle et cruelle de l’exil moderne. Loin des récits convenus, ce livre publié chez Grasset explore avec une lucidité féroce les méandres de l’identité, de la Tunisie post-Bourguiba à une France où l’intégration ressemble souvent à une course d’obstacles administrative et humaine. Le ton est donné : absurde, charnel, et profondément politique.
Sous des airs de fresque burlesque, La Naturalisation cache une lente et douloureuse désintégration de l’identité. De la Tunisie des années Bourguiba à la France des papiers sans nom, Zied Bakir tricote une chronique acide du monde contemporain. Entre autofiction et fiction critique, c’est tout un monde de frontières – physiques, sociales, symboliques – que l’auteur démantèle, au fil d’un récit profondément incarné.
Dès le départ, le ton est grinçant. La circoncision du narrateur, Elyas Z’Beybi, coïncide, avec une ironie mordante, avec la chute de Bourguiba. “La mémoire de ma mère est formelle : au lendemain de ma circoncision difficile, Bourguiba, notre petit père à nous, n’était plus.” C’est le début d’une quête personnelle où l’intime se mêle sans cesse à l’Histoire. Le roman nous fait traverser ce parcours aux côtés de figures hautes en couleur : un père borgne, ex-boulanger devenu vendeur d’alcool (“Pain du diable“), symbole d’une certaine amertume postcoloniale ; un oncle Amar, exilé à “Abylone-sur-Seine“, qui guide Elyas dans la jungle parisienne ; des femmes, comme Adeline Blasco, la psychiatre (“un divorce long et difficile“), avec qui se noue une relation complexe et charnelle ; et Alex, clochard philosophe et ancien légionnaire, qui distille sa sagesse désabusée (“Attention, Paris n’est pas un paradis pour tout le monde…“) Dans cet univers où l’absurde côtoie une quête de sens parfois spirituelle (“LE CIEL SANS PILIERS VISIBLES…), la dignité semble être la seule monnaie d’échange véritable. Le comique, souvent né de situations grotesques ou de dialogues percutants, comme lorsque Elyas baptise son sexe “Quasimodo” est omniprésent et sert une critique acerbe.
Le parcours d’Elyas en France est une série de tentatives pour se “naturaliser“, pour trouver sa place. Chaque étape, d’Emmaüs – “multinationale du pauvre” selon Alex – à la Légion étrangère (“LEGIO PATRIA NOSTRA”) et son illusoire promesse d’héroïsme (“Servir la France c’est servir l’humanité“), en passant par le mariage avec Adeline (“lune de miel comme un internement“), se révèle une nouvelle confrontation à l’absurdité du système et à ses propres démons. L’asile psychiatrique, décrit avec une ironie mordante, n’est pas seulement un refuge temporaire (“Déplacer le « s » de l’asile. Et se laisser pousser des ailes.”), mais aussi un lieu qui reflète la violence et les contradictions de la société envers ceux qui sont en marge. C’est dans ce contexte que l’écriture devient pour Elyas une bouée de sauvetage, une façon de se réapproprier son histoire. La langue elle-même est un champ de bataille : Bakir jongle avec les registres, mêlant l’argot des rues, des expressions arabes et un français plus soutenu, créant un style unique et subversif. C’est à travers ce prisme linguistique que la satire sociale du roman prend toute son ampleur, dépeignant un monde fragmenté et souvent cruel.
La Naturalisation pose des questions essentielles sur notre époque : qu’est-ce que l’identité nationale ? Comment vivre son exil ? Le mérite républicain a-t-il encore un sens ? Zied Bakir ne livre pas de réponses toutes faites, mais offre une réflexion poignante, teintée d’un humour noir qui fait souvent mouche. Le roman navigue habilement entre le politique et une quête plus intime, presque mystique, où la sexualité, la poésie et une spiritualité diffuse tentent de donner un sens au chaos. Il y a une grande humanité dans ce regard porté sur les “tombés du monde“, ces exclus du système. Au final, l’écriture se révèle comme le seul véritable acte d’affirmation possible pour Elyas. Plutôt que de demander une place, il la crée par les mots : “Je suis, donc j’écris. J’écris, donc je suis. La Naturalisation est un roman qui secoue, interroge, et laisse une trace durable. Un texte important, qui confirme Zied Bakir comme une voix singulière et nécessaire de la littérature contemporaine.
Chroniqueuse : Suzanne Ménard
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