Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Valérie Péronnet, Je dormais, Hachette Littérature (La Belle Étoile), 29/10/2025, 128 pages, 15,90€

Je dormais est un roman saisissant d’intimité et de sensorialité. Valérie Péronnet nous livre ici un texte d’une rare poésie, qui explore les interstices de la mémoire traumatique, du désir et du deuil amoureux. Ida, la narratrice, est clouée à un lit d’hôpital après une explosion. Dans cet entre-deux-mondes, elle revit ses amours passés, ses blessures profondes, ses pertes, ses rencontres, mais aussi ses éblouissements.

Une structure narrative en miroir brisé

La narratrice, Ida, se réveille ensevelie sous les gravats après avoir fait l’amour. Cette collision entre extase charnelle et désastre devient le principe organisateur du texte. Valérie Péronnet y déploie une écriture de la dispersion : le récit oscille entre présent hospitalier et passés multiples, entre corps médicalisé et corps désirant, entre amnésie et résurgence des sensations. La numérotation des chapitres, qui culmine avant de retomber à zéro, mime cette logique du basculement et du recommencement. Le mouvement même du livre épouse celui du cœur d’Ida : « Je sens mon cœur fissuré s’engourdir et se figer, comme s’ils l’avaient enserré dans un film étanche qui l’empêche de se dilater, et puis de se pulvériser pour disparaître enfin ».

L’écriture de Valérie Péronnet invente une syntaxe de l’entre-deux. Les phrases s’étirent en longues mélopées introspectives avant de se briser en éclats lapidaires. Le rythme épouse les pulsations d’une conscience qui hésite entre vie et mort, entre lucidité et dérive. Les inventaires chromatiques ponctuent le texte comme des relevés météorologiques de l’intériorité : « Fuchsia, citron, coquelicot, ça crépite sous mes paupières » ; « Gris, vert-de-gris, kaki, les larmes me brûlent les yeux ». Ces énumérations de teintes sous les paupières closes deviennent un vocabulaire des émotions, une transcription visuelle où chaque nuance traduit un état psychique. L’écrivaine bâtit ainsi une exploration de la conscience altérée, où la perception physique supplée la parole interdite.

Le corps comme seul langage possible

Le dispositif narratif repose sur une contrainte formelle remarquable : Ida, hospitalisée et incapable de parler, communique par l’annulaire, dans un code binaire élaboré avec son frère Loup. Cette réduction drastique du langage à un système minimal – un doigt pour oui, deux pour non, des grattements pour l’indécision – crée une tension narrative exceptionnelle. Le lecteur partage l’enfermement d’Ida dans son propre corps, éprouve avec elle l’insupportable frustration de l’expression amputée. Cette situation extrême permet à la romancière d’explorer les zones où la parole s’absente, où seuls subsistent les bips des machines, les « couleurs des yeux fermés », et les fragments de chansons qui tournent en boucle dans la mémoire blessée.

Quand les catastrophes intimes résonnent avec l'Histoire

Le roman enchâsse dans son architecture principale le récit d’Aelig, jeune Bretonne qui survit au 11 septembre dans l’appartement d’un amant disparu. Cette mise en abyme fonctionne comme un miroir déformant : les deux femmes traversent des expériences d’abandon dans des contextes de destruction littérale. L’une cherche Sam dans les vestiges du World Trade Center, l’autre cherche à identifier l’homme qui l’a laissée sous les gravats parisiens. Valérie Péronnet établit ainsi une généalogie des violences : les attentats de Paris (Bataclan, Charlie Hebdo, Hyper Cacher) rejoignent ceux de New York, l’incendie de Notre-Dame dialogue avec les tours jumelles. Le drame individuel résonne dans la caisse de résonance du drame collectif, et réciproquement.

L'érotisme comme territoire de vérité

La sexualité occupe dans ce récit une place centrale, jamais complaisante ni décorative. L’auteure décrit l’érotisme avec une précision charnelle où le corps féminin s’affirme comme espace de jouissance et de connaissance : « Ses mains partout sur moi et moi partout avec lui. Et puis ses lèvres aussi, sa langue, ses dents, son sexe. Notre fièvre. Le tango de son désir et le mien qui lui emboîte le pas ». Cette écriture du plaisir s’oppose aux violences historiques, elle constitue un acte de résistance vitale. Les scènes érotiques structurent le roman comme autant de pics d’intensité où Ida se sent pleinement exister. Le contraste entre ces moments de fusion amoureuse et les longues séquences d’absence masculine dessine la géographie affective du personnage : un archipel de présences intenses séparées par des océans de solitude.

Jonas et la philosophie du kintsugi

La figure de Jonas, l’amant japonais parti à Kyoto puis revenu annoncer la grossesse d’une autre femme, hante le récit comme un fantôme structurant. Valérie Péronnet construit autour de cette relation avortée une réflexion sur l’impossibilité de l’amour absolu dans un monde de contingences. Le motif du kintsugi – cet art japonais de réparer la porcelaine brisée avec de l’or – traverse le texte comme une proposition de guérison : Ida tente de recoller son cœur en porcelaine offert par Jonas, éclat après éclat, veinure dorée après veinure dorée. Cette image d’un cœur réparé à l’or fin condense la philosophie du roman : la beauté naît de la blessure assumée, exhibée, transfigurée.

Le personnage de Lily, l’amie solaire et fidèle, apporte au roman sa dimension chorale. Par sa voix défilent les anciens amants d’Ida : Arnaud l’arnaqueur d’enfance, Romain le quadruple infidèle, Pierre-Yves qui voulait plus de « salope », Félix l’intermittent qui revient et s’enfuit en boucle. Cette galerie de portraits masculins décevants pourrait verser dans la complainte misandre ; Valérie Péronnet en fait au contraire une étude sociologique sensible des amours contemporaines, marquées par l’infidélité structurelle, le mensonge par omission, l’incapacité masculine à habiter pleinement la relation. L’écrivaine pointe avec justesse cette asymétrie : les hommes circulent entre plusieurs femmes tandis qu’Ida, malgré quelques tentatives, demeure fidèle à son propre désir d’absolu.

Quand la musique soigne ce que les mots ne peuvent pas dire

La musique innerve tout le récit comme une thérapie alternative. De Vivaldi à Bashung, de Satie aux Gymnopédies, les morceaux cités deviennent des balises émotionnelles, des ancres mnésiques. Le Stabat Mater de Vivaldi interprété par James Bowman permet à Ida de retrouver un fragment de code téléphonique (RV 608 devenu code erroné), mais surtout de « voler au-dessus des montagnes, des forêts, des villes ». La chanson « Fall » qui tourne obsessionnellement dans la conscience d’Ida – « Fall, fall, fall, fall in love mon amour / Folle, folle, folle, folle de toi pour toujours » – fonctionne comme un refrain hanté, une formule incantatoire qui enchaîne autant qu’elle libère. Valérie Péronnet montre comment certaines mélodies deviennent des prisons mentales, des boucles dont on ne s’échappe qu’en mourant ou en renaissant.

Le lien fraternel entre Ida et Loup constitue l’ossature affective du roman. Leur complicité enfantine, réactivée par le code des doigts, trace une ligne de continuité dans l’existence fracturée d’Ida. Loup incarne la fidélité inconditionnelle, l’amour qui demeure quand tous les autres s’enfuient. Sa présence silencieuse au chevet de sa sœur, sa patience infinie pour décrypter ses signaux minimaux, sa capacité à créer des playlists thérapeutiques, en font le véritable héros discret du récit. La romancière interroge ainsi les formes d’amour qui sauvent : l’amitié de Lily, la fraternité de Loup, mais aussi paradoxalement la figure trouble d’Aelig, la médecin qui a elle-même survécu au 11 septembre et accompagne Ida dans sa remontée des profondeurs.

Le pari d'une résolution optimiste

L’architecture du roman culmine dans un double retournement. Le retour au chapitre 0 opère une résurrection narrative : Ida ouvre enfin les yeux, reconnaît Félix, l’amant marié qui cette fois est resté, qui a tenu sa promesse. Ce dénouement assume pleinement son pari optimiste : l’amour peut parfois tenir parole, les hommes peuvent grandir, les cœurs peuvent cicatriser à l’or fin. Valérie Péronnet offre à son personnage ce que la vie lui refuse souvent : une seconde chance, un jour qui se lève après des mois de nuit, un recommencement possible. Cette résolution narrative, préparée par toute l’économie symbolique du texte, convainc par sa cohérence interne : Ida devait traverser la mort pour renaître à la vie.

Je dormais s’inscrit dans la lignée des récits de reconstruction post-désastre, aux côtés d’Annie Ernaux ou d’Édouard Louis pour la violence sociale, de Mathieu Larnaudie pour l’intrication du politique et de l’intime, de Suzanne Lebeau pour le théâtre de la mémoire blessée. Valérie Péronnet y ajoute une dimension corporelle et perceptuelle rare, une attention aux états modifiés de conscience qui rappelle certaines pages de Marguerite Duras ou de Clarice Lispector. Son écriture, profondément française par sa précision analytique, intègre une dimension onirique qui évoque les littératures du choc développées après les grandes ruptures du XXe siècle.

Ce roman s’impose comme une somme sensible sur les modalités contemporaines du désir féminin, de la violence historique et de la reconstruction psychique. Valérie Péronnet y démontre une maîtrise remarquable des temporalités narratives enchevêtrées, une capacité à faire résonner l’intime et le collectif sans jamais les confondre. Elle offre surtout un manuel de survie pour celles et ceux qui tentent de se reconstruire après le basculement. « Tu dormais ? » demande Félix à la dernière ligne. Cette question, ouverte comme une promesse, signe la fin provisoire d’un long cauchemar et le début fragile d’un réveil possible.

Image de Chroniqueur : Jeanne Lartaud

Chroniqueur : Jeanne Lartaud

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.