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Retracer l’histoire des catégories raciales en Occident et comprendre les raisons de leur émergence. Tel est l’ambitieux objectif que se sont fixé deux enseignants à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) Jean-Frédéric Schaub, spécialiste des monarchies ibériques sous l’Ancien Régime et Silvia Sebastiani, historienne du monde britannique à l’époque des Lumières. Derrière ce titre qui rend hommage à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, les deux historiens produisent une lumineuse démonstration qui permet de saisir dans leur complexité tous les aspects de la question raciale jusqu’à son point culminant au moment de la traite esclavagiste.

L’ouvrage montre comment la catégorie fictive de la race s’est peu à peu imposée dans les mentalités de l’Ancien Régime, au point d’en devenir une ressource politique incontournable. Convoquant conjointement l’histoire politique, sociale, culturelle et intellectuelle, afin d’éclairer tous les aspects du sujet, les auteurs ne se cantonnent pas aux seules archives officielles – textes de loi et actes administratifs – mais font la part belle aux témoignages ainsi qu’aux œuvres littéraires. On trouvera ainsi de nombreux extraits commentés des textes de Shakespeare, Molière Cervantès ou Chateaubriand, en passant par ceux des penseurs des Lumières qui renseignent sur l’évolution des imaginaires tout au long de la période.
Le racisme d’une extrême violence qui s’exerce au moment de la colonisation de l’Amérique et de la traite négrière est méticuleusement disséqué dans ses mécanismes et ses tentatives de justifications prétendument scientifiques. On lira ainsi, sous la plume de médecins ou de naturalistes comme Buffon des démonstrations de l’infériorité des races noires, dont l’origine de la couleur de la peau apparaît comme un “mystère”, source de nombreux questionnements. La contestation philosophique de l’esclavage au XVIIIe siècle et les controverses qu’elle a engendré fait elle aussi l’objet de passionnants éclairages. À travers les textes de Hume, Voltaire ou Rousseau, on replonge dans les querelles politiques et intellectuelles du Siècle des lumières et les débats savants sur la place de l’homme dans le règne animal.

L’une des grandes forces du livre de Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani est de montrer que la catégorie mentale de la race n’est pas apparue avec la colonisation et la hiérarchisation ethnique fondée sur des critères physiques. En effet, dès la fin du Moyen-Âge, la noblesse européenne s’est elle-même considérée comme une race d’élection, supérieure, fondée sur le privilège de son sang. Les différentes acceptions du mot “race” dans les dictionnaires de l’époque classique sont dans l’ensemble connotées positivement, synonymes de “lignage” et associées aux “pur-sang” des élevages équestres. Par conséquent, les mésalliances entre nobles et roturiers sont dénigrées, car elles constituent une altération des qualités supposées supérieures d’un bon sang “qui ne saurait mentir”. Le terme “métis” apparaît au XIIIe siècle, liant dès l’origine les notions de mélange et de désordre. Ainsi peut-on lire sous la plume du cardinal de Richelieu, cette dénonciation des mariages entre membres de la vieille noblesse et parvenus récemment enrichis : “L’or et l’argent dont ils regorgent leur donnent l’alliance des meilleures maisons du Royaume, qui s’abâtardissent par ce moyen, et ne produisent plus que des métis aussi éloignés de la générosité de leurs ancêtres, qu’ils le sont souvent de la ressemblance de leurs visages.”

De même, le second chapitre développe l’idée qu’antisémitisme de la fin du Moyen-Âge était déjà en soi une matrice de la politique raciale qui allait se mettre en place au cours des siècles suivants. La défiance à l’encontre des populations juives ne peut s’expliquer par de simples raisons religieuses étant donné que les stigmatisations perdurent vis-à-vis des convertis et ce, même après plusieurs générations. La différence, une fois encore n’est pas d’ordre physique – l’absence de traits physiologiques distinctifs entraînant l’imposition de signes vestimentaires – mais liée à la croyance en un “sang juif”, impur et démoniaque, qui continuerait à se transmettre en dépit des conversions.

À l’heure où certains universitaires nord-américains et tenants de la culture “woke” ont tendance à réduire un peu hâtivement le racisme à une discrimination fondée sur la seule couleur de la peau, Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani replacent la question dans le temps long de l’histoire et redonnent ainsi au concept de race sa dimension politique trop souvent sous-estimée.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Schaub, Jean-Frédéric & Sebastiani, Silvia, “Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle)”, Albin Michel, “Bibliothèque Albin Michel de l’histoire”, 06/10/2021, 1 vol. (504 p.), 24,90€

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