En juillet 1942, la rafle du Vélodrome d’Hiver – tristement connue sous le nom de rafle du Vel d’Hiv – a vu plus de 13 000 Juifs (dont des milliers d’enfants) arrêtés à Paris par la police française, puis déportés vers les camps de la mort nazis. Cet événement est devenu le symbole de la collaboration antisémite du régime de Vichy. Huit décennies plus tard, l’évidence historique de cet antisémitisme d’État fait pourtant l’objet d’une polémique inattendue. Des auteurs autoproclamés historiens tentent de requalifier les motivations du régime de Vichy en parlant de xénophobie plutôt que d’antisémitisme – une entreprise de révision historique que nous entendons dénoncer ici avec force. Au regard des faits établis et des travaux d’historiens reconnus, il est clair que Vichy a mené une politique antisémite systématique. Prétendre le contraire, c’est justement “mal nommer les choses” et, pour reprendre la formule célèbre de Camus, “ajouter au malheur du monde”.
La rafle du Vel d’Hiv : un crime d’État antisémite désormais incontestable
Le 16 juillet 1995, le président Jacques Chirac avait officiellement reconnu la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv, rompant avec des décennies de silence. Plus récemment, à l’occasion du 80ᵉ anniversaire de la rafle, le président Emmanuel Macron a rappelé de manière saisissante que cette rafle fut entièrement organisée par des autorités françaises. “Pas un seul soldat de l’Allemagne nazie ne prit part à la rafle des 16 et 17 juillet 1942. Tout cela procédait d’une volonté et d’une politique gangrenée par l’antisémitisme, entreprise dès juillet 1940″ souligne-t-il, insistant sur le fait que la persécution des Juifs était bel et bien une initiative de Vichy dès les débuts du régime. En effet, dès octobre 1940 – sans y être contraint par l’occupant –, Vichy promulgue le Statut des juifs, instaurant par sa propre initiative un ensemble de lois discriminatoires à l’encontre des Juifs français. Le maréchal Pétain lui-même aggrave encore ces dispositions de sa main, signe que l’idéologie antisémite imprégnait le sommet de l’État français. Ces mesures, suivies de nombreuses autres (recensement, spoliations, exclusions professionnelles…), témoignent que l’antisémitisme d’État était au cœur de la politique vichyste – un fait désormais établi par des historiens de référence, de Robert Paxton à Serge Klarsfeld.
La rafle du Vel d’Hiv elle-même s’inscrit dans cette logique antisémite. Planifiée en accord avec l’occupant nazi, son exécution a été confiée aux forces de police françaises, qui ont arrêté des familles entières “simplement parce qu’elles étaient juives”, pour citer les mots d’Emmanuel Macron. Ce zèle antisémite se manifesta d’abord envers les Juifs étrangers et apatrides réfugiés en France, puis, très vite, envers les Juifs français eux-mêmes : parmi les 4 000 enfants arrêtés lors de la rafle à Paris, nombre d’entre eux étaient nés en France et donc français par la loi. De fait, entre l’été 1942 et la fin de l’Occupation, environ 11 400 enfants juifs – pourtant français de naissance – furent déportés parce qu’ils étaient nés de parents étrangers. Ces éléments illustrent crûment que ce n’est pas la seule xénophobie (haine de l’étranger) qui motivait Vichy, mais bien un antisémitisme racial forcené, n’épargnant finalement aucun Juif, quelle que soit sa nationalité ou son degré d’assimilation.
Des historiens marginaux minimisent l’antisémitisme de Vichy
Il faut mesurer la gravité d’une telle entreprise de réécriture. Affirmer que Vichy n’était mu que par la xénophobie revient à exonérer ce régime de sa part déterminante dans la Shoah en France. C’est occulter que Vichy a persécuté les Juifs en tant que Juifs, indépendamment de leur nationalité. C’est aussi occulter que, dès l’origine, les lois raciales de Vichy visaient tous les Juifs (par exemple le deuxième statut des Juifs de juin 1941 ne distinguait plus entre Français et étrangers). Cette vision déformée épouse dangereusement la rhétorique de la droite nationaliste : on retrouve là les échos des propos d’Éric Zemmour qui s’est illustré en présentant Pétain comme un “sauveur” des Juifs français. Le Président Macron lui-même a dénoncé avec force cette tentation de présenter Pétain sous un jour bienveillant, y voyant “une falsification de l’histoire” et alertant sur ceux “qui veulent détruire la République” en réhabilitant de tels mythes. Dès lors, qualifier Vichy de “xénophobe” plutôt que d’antisémite, c’est non seulement une erreur sémantique, c’est une négation des faits qui s’apparente à un révisionnisme dangereux.
Malgré ces faits accablants, un courant, que la justice devra déterminer s’il est “révisionniste”, tente aujourd’hui de minimiser la portée antisémite du régime de Vichy. Quatre-vingt-trois ans après les événements, trois auteurs – un historien à la retraite et deux amateurs – ont publié un ouvrage controversé intitulé Histoire d’une falsification. Vichy et la Shoah dans l’histoire officielle et le discours commémoratif (L’Artilleur, 2023). Se posant en pourfendeurs de la “bien-pensance” historique, ils accusent les historiens académiques et les responsables politiques de “falsifier” l’histoire en noircissant excessivement le régime de Vichy. Ces auteurs soutiennent, au contraire, que le gouvernement de Vichy aurait agi par xénophobie plus que par antisémitisme, ne livrant aux nazis que les Juifs étrangers et protégeant les Juifs français. Selon eux, le trio Pétain – Laval – Bousquet aurait en quelque sorte sauvé les Juifs de nationalité française, en sacrifiant uniquement les étrangers – une thèse pour le moins audacieuse, reprise d’arguments avancés de longue date par certains milieux d’extrême droite. Ces “historiens de pacotille”, pour reprendre une formule cinglante, prétendent ainsi complexifier l’histoire en contestant son caractère purement vichyste et antisémite, accusant au passage les historiens officiels et les médias de chercher à culpabiliser la France.
Il n’est pas étonnant que ces auteurs suscitent la réprobation quasi unanime des historiens professionnels. Incapables de convaincre par la rigueur de leurs recherches, ils ont choisi d’engager le combat sur le terrain judiciaire : se déclarant diffamés par les critiques que leur livre a légitimement attirées, ils ont intenté plusieurs actions en justice contre des universitaires et des journalistes. En particulier, les auteurs de Histoire d’une falsification poursuivent le comité de vigilance historique (CVUH) ainsi que Laurent Joly pour avoir osé qualifier leur travail de “révisionniste” et de “falsificateur”. Une telle judiciarisation du débat historique – digne d’une “procédure-bâillon” – en dit long sur leur malaise face à la solide réfutation dont leur thèse a fait l’objet. Elle constitue en outre une menace pour la liberté académique, cherchant à intimider ceux qui défendent la vérité factuelle.
Laurent Joly et la défense de la vérité historique
Face à ces tentatives de travestir le passé, la communauté historienne et les médias ont réagi vigoureusement. Laurent Joly, l’un des plus éminents spécialistes du régime de Vichy et de l’antisémitisme en France, a pris la tête de la riposte intellectuelle. Dans un article au vitriol intitulé “Anatomie d’une falsification historique” (Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2023), Laurent Joly passe méthodiquement en revue les arguments des trois auteurs et les démonte un à un. Faisant preuve d’une rigueur sans faille, il réfute chacune de leurs affirmations, en s’appuyant pour chaque point litigieux sur des travaux d’historiens de référence – de Paxton à Klarsfeld, que les auteurs révisionnistes avaient attaqués dans leur livre. Il expose ainsi l’énormité de leurs assertions et replace les faits dans leur contexte exact, références archivistiques à l’appui. Par exemple, Laurent Joly souligne que la rafle de l’été 1942 s’inscrit dans la droite ligne du “Statut des juifs” promulgué le 3 octobre 1940 (qui excluait déjà les juifs de nombreuses professions) et des décrets du 4 octobre 1940 autorisant leur internement ; l’événement illustre la cohérence d’une politique antisémite que Vichy applique sans discontinuer depuis ses tout premiers mois. Il souligne aussi, chiffres à l’appui, l’imposture de l’argument de la « protection » des Juifs français : dès 1942, des milliers d’enfants français de confession juive ont été arrêtés puis déportés sous le seul prétexte que leurs parents étaient étrangers. Ce rappel cinglant fait voler en éclats la thèse d’une xénophobie sans antisémitisme.
La démonstration de Laurent Joly, largement reprise et commentée dans la presse, a reçu le soutien massif de la communauté scientifique. Des tribunes d’historiens, des articles de journaux et des interventions médiatiques ont salué la clarté et la solidité de ses analyses. Par la précision de son travail, l’historien redonne toute sa place à la vérité historique : oui, le gouvernement de Vichy a été un acteur proactif de la persécution des Juifs, animé par une idéologie antisémite propre, et non un simple exécutant réticent des volontés nazies. Cette vérité dérange certains, mais elle est désormais étayée par des décennies de recherche sérieuse. Merci à Laurent Joly, écrit même l’historienne Michèle Riot-Sarcey, exprimant la gratitude de tous ceux pour qui il est impératif de “lire l’histoire, sans rien omettre, y compris ce qui gêne”. En défendant sans concession la justesse des mots et des faits, les historiens comme Laurent Joly honorent leur discipline et rendent un service précieux à la société.
Nommer Vichy pour ce qu’il était
La vérité historique n’est pas un ornement académique ; elle est cet écartèlement lucide qui nous arrache aux complaisances du présent. Nommer l’antisémitisme de Vichy, c’est refuser l’anesthésie d’une mémoire édulcorée ; c’est rappeler que la machine d’État, ses lois, ses rafles et ses wagons plombés ont broyé des vies parce qu’elles étaient juives, et non parce qu’elles auraient été seulement “étrangères”. Qui travestit ce fait, fût-ce d’un simple adjectif, joue avec le feu du réel : il déchire la digue morale qui protège nos sociétés des marées brunes.
Car, à l’heure où les falsificateurs s’offrent des airs de martyrs et convertissent les tribunaux en arènes médiatiques, se taire équivaut à capituler. L’Histoire n’a pas besoin qu’on la “complexifie” en la défigurant ; elle exige qu’on la regarde en face pour qu’à chaque génération l’alerte demeure vive.
En assénant la justesse des mots – antisémitisme d’État, collaboration active, complicité de meurtre massif –, nous ne rendons pas seulement justice aux victimes ; nous fermons la porte à toute tentative de recyclage idéologique. Nous rappelons que la barbarie commence toujours par le sabotage du vocabulaire : quand on atténue, on absout ; quand on “euphémise”, on pave la voie aux mêmes ténèbres.
Ainsi, exiger la vérité des mots est notre première ligne de défense, notre vigilance fondamentale contre les résurgences de la haine. Refuser les faux-semblants, c’est préserver la netteté du discours historique, ciment de la mémoire collective et rempart de la conscience civique. Et c’est ici que résonne, plus brûlante que jamais, l’avertissement d’Albert Camus : “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.” (La phrase authentique est : “Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde”). Mal nommer Vichy — l’édulcorer en simple xénophobie —, c’est mentir aux morts, trahir les vivants et préparer les désastres à venir. Bien nommer, au contraire, c’est déjà remettre de l’ordre, c’est brandir la vérité comme un bouclier, c’est refuser que le chaos gagne un pouce de terrain. Camus avait raison ; à nous de ne pas l’oublier.

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