Miranda Beshara, Téta et Babcia. Voyage dans les recettes de nos grands-mères. Traduction de Sarah Roflo et illustrations d’Heba Kahlifa, Orients Éditions. 17/10/2025. 80 pages. 22 €
Une fois de plus cette belle Maison d’édition portée et dirigée par Ysabel Saïah Baudis (Orients Éditions) nous présente un livre exceptionnel qui raconte l’histoire d’une famille multiculturelle où se mêlent des racines égyptiennes, syriennes, et polonaises, à travers les recettes et souvenirs de trois générations de femmes (arrière-grand-mère, grands-mères). C’est une belle manière de montrer que la cuisine n’est pas juste de la nourriture. Elle est aussi le creuset de la mémoire, de l’identité, du goût des origines. Et, lorsqu’en exil et loin de son pays tout est parti ce sont les goûts et le souvenir des recettes de son pays qui convoquant la mémoire à se rappeler des moments heureux de récits de vie, de trajectoires. Parler des recettes des grands-mères, c’est parler de leurs histoires, de leurs contextes, de leurs migrations, de leurs choix de vie à travers les histoires personnelles.
Une transmission familiale
La famille de l’héroïne a des origines égyptiennes, syriennes et polonaises permet d’aborder le métissage culturel, le passage des traditions, et la diversité des récits familiaux. Cela donne une dimension universelle indéniable en réussissant à mélanger les identités et la redécouverte des racines. Avec cette transmission familiale interculturelle le livre se situe au cœur des problématiques modernes, et particulièrement dans un monde globalisé où les questions d’identité, de racines et de transmission sont sensibles : migration, pluralité culturelle, lien aux ancêtres, l’histoire familiale et migratoire.
Répondre aux interrogations de sa fille
Le projet de l’auteure est de répondre aux interrogations de sa fille Farah sur leurs origines : « d’où venons-nous ? », et l’idée est d’utiliser la cuisine, la mémoire familiale et les récits intergénérationnels comme un moyen de transmission d’identité, de culture et de diversité. Elle donne vie aux récits des grands-mères. Ce n’est pas un manuel de cuisine académique. Comme Miranda Beshara l’explique les grands-mères « ne mesuraient pas ». Elles cuisinaient « au jugé » : « un peu de ceci », « une pincée de cela » plutôt que des grammes précis. Se remémorer des recettes a demandé du travail. L’autrice a dû tester, adapter, parfois interpeller des membres de la famille. Ainsi, si le livre fonctionne très bien comme récit de mémoire et de transmission, il est moins adapté comme livre de cuisine rigoureux ou comme manuel gastronomique précis. Comme souvent dans ce type d’ouvrage, les recettes ne sont pas standardisées : ce sont des cuisines « à la main », selon le souvenir, le geste, la mémoire ; ce qui rend chaque recette unique. Cela implique que le livre est d’abord un témoignage intime et subjectif, moins un manuel de cuisine rigoureux.
Le livre retrace l’histoire d’une famille multiculturelle et diasporique
Via les récits et les recettes de trois femmes de la famille — une arrière-grand-mère égyptienne, une grand-mère syrienne, une grand-mère polonaise — et la jeune narratrice, Farah, née en Égypte mais vivant en France. Pour chaque femme — « Teta » (grand-mère arabe) ou « Babcia » (grand-mère polonaise), le Cahier mêle un récit biographique, des souvenirs, la tradition orale familiale, et une recette. Ces noms sont des diminutifs affectifs pleins de tendresse et de douceur. Les textes sont accompagnés d’illustrations : aquarelles, collages, photographies anciennes, objets personnels, photos d’ambiance familiale. Grâce aux illustrations le livre parvient à incarner les souvenirs : il ne se contente pas d’un récit textuel, il restitue une atmosphère, un univers, des affections familiales, des empreintes culturelles. On a l’impression d’entrer dans la vieille maison, de sentir les épices, de toucher les photos anciennes.
Le livre peut se lire comme un album jeunesse
Le format illustré du livre est donc surtout destiné en partie à un jeune lectorat ou aux esthètes curieux (comme moi !). Il peut néanmoins toucher un public très varié : des enfants, des adolescents, adultes, des familles « métissées », des personnes issues de l’immigration, des enseignants, éducateurs, bibliothécaires cherchant à aborder les thèmes de la famille, curieux de récits de vie, d’histoire orale. Il y a forcément au travers de ces pages si bien illustrées une réflexion anthropologique. Le livre ne souhaite pas proposer une vie significative de l’histoire mémorielle et migratoire autour d’une famille idéale, mais comme un témoignage singulier, pas comme « modèle universel ».
Un livre d’émotion, de mémoire, d’identité et de transmission
« Téta et Babcia » est un livre d’émotion, de mémoire, d’identité et de transmission. Il réussit à tisser un lien entre passé et présent, entre générations, entre cultures. Il montre que la cuisine n’est pas seulement nourriture : c’est un héritage immatériel, un vecteur d’histoires de vie, de migration, de rencontres, de métissage. Il se dégage une humanité, une sensibilité, un partage, et de la simplicité. C’est un livre chaleureux, universel, touchant qui rappelle que nos racines, nos familles, nos mémoires sont souvent les plus beaux des trésors. Rare, est précieux surtout aujourd’hui, où les identités, les migrations, les récits de diaspora sont au cœur des débats. Il peut aider à comprendre, à transmettre, à se construire. Ce beau livre sensible, chaleureux, et sincère réussit à mêler l’intime (souvenirs familiaux), le culturel (diversité des origines), le culinaire (recettes transmises) et l’identitaire (questions de racines, d’appartenance, de mémoire). Il est porté par la conviction que la cuisine et les recettes de nos ancêtres peuvent être des vecteurs puissants d’histoires, de récits, de transmission. Le travail graphique de Heba Khalifa rend l’album très immersif. On ne lit pas seulement un récit : on voit les plats, les visages, les lieux, les souvenirs. Cela donne une dimension affective forte et permet d’incarner l’histoire familiale.
La beauté de la couverture et la tendresse de ce qui est raconté dans cet album donneront de la joie aux lecteurs. Ils retrouveront les senteurs d’autrefois, les goûts d’antan, en regardant ces mains fripées et les rides de celles qui ont su à travers les âges transmettre par leur amour une présence et des savoirs. La période de Noël et de Hanoucca favorise ces temps de retrouvailles autour des fourneaux, des cheminées et des grandes tables où la famille se retrouve. Quelle belle idée d’Ysabel Saïah Baudis de nous convaincre une fois de plus de la nécessité de nous émerveiller en franchissant les rives de la Méditerranée. Cet ouvrage a bénéficié de l’aide et du concours de l’Institut français, dans le cadre du Projet « Livres des deux rives ». Sa Maison d’édition et ses auteurs sont des bonheurs… ; et ce livre une petite pépite.
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