Dror Mishani, Au ras du sol, traduction Laurence Sendrowicz, Gallimard, 06/03/2025, 176 pages, 20,50 €
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« Et si, au lieu de se venger, il fallait d’abord penser ? » La question traverse Au ras du sol comme un leitmotiv. Mishani n’écrit pas pour expliquer, mais pour tenir debout. Il documente le basculement d’un homme dans une réalité de plus en plus absurde : une guerre sans fin, une société en armes, une maison devenue bunker. Son journal tisse ensemble des moments de vie — banals et tragiques — pour interroger, avec une acuité rare, la responsabilité d’écrire quand tout vacille.
De l'innocence toulousaine au vertige du réel
Dror Mishani nous entraîne, dès les premières pages d’Au ras du sol, au cœur d’une rupture vertigineuse, celle qui marque un « avant » et un « après » au sein de la conscience collective israélienne. Ce n’est pas le fruit du hasard si cette plongée dans le temps, tel un vertige intime, prend racine dans le cocon apaisant du Toulouse littéraire, transformé en l’espace d’un message téléphonique matinal en portique d’une angoisse insondable. Le « sacré bordel » dont fait état l’épouse de l’auteur déploie d’abord les voiles d’un trouble domestique, une méprise saisissante que Dror Mishani s’emploie à dévoiler, instaurant ainsi le dialogue entre l’anecdotique et l’universel. L’écrivain se trouve captif des paradoxes de l’absence et de la culpabilité, dépeignant avec une clarté désarmante l’urgence impérieuse de retourner sur une terre menacée. Il se sait rattrapé par le tragique lorsqu’il tente, avec une forme d’innocence initialement résiliente, d’expliquer la profondeur du mal à ses hôtes français, des “dizaines de morts”, “notre 11-Septembre à nous“. Ce décalage entre la perception évanescente de l’Europe et la férocité brutale du terrain instaure, d’emblée, le substrat de la quête intime : celle d’une vérité que la conscience répugne à nommer.
Ce retour précipité n’est pas le terme d’un exil choisi, mais une sommation silencieuse, une entrée en scène d’un monde réinventé sous l’ombre du danger. Dror Mishani y dépeint le théâtre domestique transformé : Marta et sa fille, calfeutrées dans la “chambre forte“, tandis que son fils, Benjamin, vit une forme d’indifférence ou d’impuissance qui l’isole. L’errance à moto dans les rues de Tel-Aviv, étrangement désertes – “pas même pendant le Covid” – trace le portrait d’une cité à la fois familière et méconnaissable, traversée par des regards suspicieux et la peur latente de l’Autre : “Ce vide urbain et ces interrogations du cœur signalent, en sous-texte, l’amorce d’un trouble diffus : celui d’un décalage naissant entre la réalité perçue par le citoyen et les récits officiels, que le gouvernement tente de modeler dans une quête incessante d’une “photo de victoire“. C’est dans cette discordance que s’amorce une première crevasse dans la subjectivité de l’auteur, comme une déliaison entre le perçu et le dit, le ressenti et le prescrit.
De la cuisine à la bibliothèque : cartographie d'une conscience en guerre
Les séquences domestiques se révèlent, sous la plume de Dror Mishani, des sismographes intimes de l’état du pays. La cuisine, ce lieu par excellence du rassemblement et de la subsistance, devient le terrain de manœuvres où s’affrontent les sensibilités : le réaménagement pour stocker vivres, la “chambre forte” muée en bureau. Les disputes avec Benjamin sur les réserves d’eau et le poulet rôti dépassent l’anecdote pour exposer les frictions psychiques que la guerre génère, non sans rappeler, à chaque geste, les clivages latents au sein de la cellule familiale et les réactions contrastées face au traumatisme collectif. Cette tendresse sous pression, ces silences lourds, dessinent les contours d’une affection contrainte, exposée sans le “bouclier protecteur de la fiction“.
L’écriture, quant à elle, prend la forme d’une tentative désespérée de suture, un moyen pour le narrateur de circonscrire le chaos. La proposition d’un article contre le déclenchement d’une “guerre totale” est un cri d’alarme, un désir d’infléchir le cours des choses par le mot. Le contact avec ses étudiants, les invitant à explorer l’”Écrire en temps de guerre“, se mue en session “thérapeutique“, où le verbe vise moins l’esthétique que la résilience. L’esquisse d’une nouvelle sur l’otage, ou le projet inachevé sur Sdérot, interrogent avec une gravité certaine la validité d’une écriture romanesque quand la réalité “dépasse tout“. Peut-on “inventer des histoires” après que le “plus important, c’est d’observer” se soit imposé comme une éthique du réel ? C’est une interrogation poignante pour celui qui a, un jour, traduit Barthes, maître du langage et de ses glissements.
Face à la subversion du réel par le grotesque, par l’indicible violence du 7 octobre, la “bibliothèque de l’abîme” du narrateur devient un sanctuaire et un champ de bataille. Fanon, Ginzburg, Calvino, Homère, Ézéchiel : ces lectures agissent comme autant de contre-feux intellectuels, permettant à Dror Mishani de trouver dans la tragédie universelle des résonances avec l’ici et maintenant. L’Iliade, choisie “après avoir passé [sa] bibliothèque en revue“, offre une mise en perspective de l’inéluctabilité des conflits, de cette chaîne des guerres qui, depuis la “première lame“, n’a pas rompu son implacable progression. La lecture d’Ézéchiel, malgré l’effroi initial provoqué par ses descriptions d’anéantissement, se révèle porteuse de consolation, avant que la “pensée qui m’effraie” ne remette en question le rôle des textes sacrés. Fanon, dont il relit la biographie, apporte le cadre philosophique pour penser la violence, sa nécessité parfois, mais confronte aussi l’auteur à la limite morale du “contexte“, cette grille d’analyse que la société israélienne se refuse désormais à activer. La littérature devient une matrice pour comprendre, une voie de passage dans l’épreuve.
L'écrivain face à l'effondrement du tissu social
La guerre n’épargne rien, pas même les liens les plus intimes. Le journal explore, avec une subtilité qui s’apparente à une cartographie des cœurs, ce que le conflit inflige aux relations de couple, d’amitié, de filiation. La scène poignante où Marta lui “lit la culpabilité dans [ses] yeux“, liée aux passeports polonais non obtenus, dessine une partition délicate où les non-dits et les reproches voilent un profond amour. Les conversations avec Sarah, tiraillée entre les slogans des “experts militaires de la télévision” et ses rêves d’otage, révèlent les déchirures invisibles qui traversent la jeunesse israélienne, forgeant leur identité au creuset d’une barbarie insoutenable. Quant à la mère de Dror Mishani, elle représente l’ancrage dans une mémoire collective et dans des automatismes de pensée, symbolisant les fractures générationnelles que le présent ravive sans pitié, la transformation de la “brit-mila” de la conscience collective.
Le tissu social lui-même se craquelle, révélant une “guerre civile latente“. La suspicion s’immisce partout, du regard méfiant envers “ceux qui ont le type arabe” à la figure du comptable avec son caniche MacGyver, patrouillant armé la nuit. L’”effondrement du débat“, comme le montre la mère de l’auteur rejetant toute complexité dans le récit, témoigne d’une polarisation dont la violence des mots reproduit celle des actes. Dror Mishani n’occulte rien de ces fractures, se gardant bien d’en gommer les arêtes tranchantes, exposant ainsi l’épaisseur du drame collectif. C’est à ce titre que son courage, fait de lucidité et d’une exigence intellectuelle chevillée au corps, frappe. Il est le spécialiste des zones grises, le démiurge d’un genre littéraire qu’il s’est efforcé d’élargir : la confrontation aux failles humaines, aux fissures dans la certitude. Le détective Avraham Avraham, l’altérité que son subconscient invite à mobiliser, incarne la persévérance du doute, la volonté d’explorer ce qui demeure “entre les mains de Nétanyahou et Sinouar, de Nasrallah et Biden“.
Dror Mishani s’interroge, comme nombre d’artistes en temps d’écroulement : “Pourquoi les écrivains devraient-ils se taire ?” S’autocensurer, comme le révèle la mention du “référendum” non publié et du journal gardé de la lecture hébraïque, est une forme d’anéantissement de soi que le narrateur affronte en fin de parcours. Ce geste final, le retour aux sessions avec sa psy, signe un début de résilience. La littérature, comme la vie elle-même, exige ce réenchantement du réel, fût-ce par la reprise des mots de Fanon : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » Dror Mishani, ne s’y trompe pas : écrire, c’est mettre le corps en jeu, y déposer l’expérience du monde. Les ruines du musée de l’Indépendance, aperçues de son bureau à Tel-Aviv, interrogent : comment réhabiter un espace, mental et physique, désolé par le conflit ? Seul le verbe peut s’ériger, fragment par fragment, contre l’érosion du désespoir. Il est la preuve tangible d’une résistance, celle qui ose continuer de scruter le “monde du rez-de-chaussée“, cette réalité “au ras du sol” où l’humanité persiste. L’avenir d’Israël, comme celui de l’écrivain, se noue dans cette perpétuelle interrogation.

Chroniqueur : Dominique Marty
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