Hervé Bazin : espèce de salaud !
L’insulte fuse, brutale, sur le lieu même où la fiction s’empare du réel pour le pétrifier. Nous sommes en 1970, sur le tournage de l’adaptation de Vipère au poing. L’actrice Alice Sapritch, qui prête sa chair et sa voix au monstre littéraire Folcoche, se tourne vers l’auteur, Jean Hervé-Bazin, témoin impassible de sa propre légende en marche, et lui jette au visage cette flèche empoisonnée : « Espèce de salaud ! ». Mais ce cri n’est pas la décharge d’une comédienne exténuée par la haine qu’elle doit incarner. Il est le fruit d’une révélation, d’une fissure brutale dans le récit officiel. Quelques instants plus tôt, lors d’une pause, l’actrice est allée discuter avec de vieilles agricultrices du voisinage, des femmes dont la mémoire n’avait jamais plié sous le poids du mythe national. D’elles, elle a entendu une autre musique, un contre-récit fait de souvenirs ordinaires, décrivant une Paule Hervé-Bazin qui ne ressemblait en rien à la marâtre diabolique du roman. En revenant sur le plateau, ce n’est plus seulement une actrice habitée, mais une femme ébranlée, qui fixe l’écrivain. Elle vient de toucher du doigt l’abîme entre la vie et sa falsification. Son insulte n’est plus un exutoire, c’est un verdict. Cette anecdote qu’Émilie Lanez nous dévoile, par sa prescience foudroyante, révèle l’ambiguïté fondamentale d’un homme et d’une œuvre qui, depuis plus d’un demi-siècle, tiennent la littérature française dans les rets d’une architecture mémorielle si complexe, d’une imposture si vertigineuse, qu’elle nous force à relire ce roman non comme le témoignage d’une survie, mais comme la plus dévastatrice, et la plus brillante, des armes symboliques.
Une vie contre une œuvre
Pour comprendre la genèse de Vipère au poing, publié en 1948 dans une France exsangue qui pansait à peine les plaies de l’Occupation, il faut consentir à une plongée abyssale, une descente dans les catacombes administratives où la vérité, fragmentaire et effacée, repose. Or, cette descente quasi spéléologique, c’est le travail d’archéologie littéraire, aussi méticuleux que courageux, mené par Émilie Lanez. C’est elle qui, avec la rigueur de l’historienne, la patience de l’archiviste et la sensibilité de la romancière, accomplit pour nous ce voyage au cœur des ténèbres bureaucratiques. C’est sa plume qui nous guide lorsqu’elle s’ensevelit sous la poussière des archives de la préfecture de police, déchiffre les rapports dactylographiés, et nous fait sentir le grain des feuillets jaunis des dossiers d’internement psychiatrique. De cette enquête magistrale, de cette exhumation qu’elle conduit avec une empathie qui n’exclut jamais la lucidité, Jean Hervé-Bazin n’émerge plus comme le jeune Brasse-Bouillon, frêle victime d’une marâtre indigne, mais comme un personnage d’une tout autre envergure, un Protée insaisissable. On y découvre une jeunesse chaotique, rythmée non par la simple rébellion, mais par un enchaînement de fugues pathologiques, d’escroqueries méticuleuses, de falsifications d’identité et de séjours en asile et en prison. Une vie de délinquance et de déviance que l’auteur a méthodiquement cachée entre 1935 et 1948, ce « trou noir » biographique qu’il fallait à tout prix combler par une fiction plus acceptable. La figure de sa mère, Paule Hervé-Bazin, cette Folcoche passée à la postérité comme l’incarnation du monstre domestique, se fissure alors jusqu’à s’effondrer. Elle devient une effigie sacrificielle, la victime expiatoire d’une entreprise de requalification ontologique. La tyrannie, que des générations de lecteurs ont reçue comme une confession brute, se révèle une construction virtuose, une vengeance littéraire dont l’injustice intrinsèque interroge la légitimité même de l’acte créateur.
Un véritable féminicide littéraire
Relire Vipère au poing à l’aune de ces révélations revient à observer une tapisserie par son envers, où les fils enchevêtrés de la haine, du ressentiment et de la manipulation dessinent un motif bien plus trouble. La structure du roman, cette chronologie implacable de la cruauté maternelle, apparaît comme une mécanique narrative d’une précision diabolique, un réquisitoire qui s’affranchit de toute nuance pour mieux condamner. La voix narrative, celle d’un « je » absolu qui se confond avec un auteur calculateur, emploie un verbe acide, une ironie mordante et un souffle court qui miment l’étouffement de l’enfance pour mieux le recréer chez le lecteur. Chaque scène, du poil de vipère brandi comme un trophée à l’empoisonnement manqué, est ciselée pour nourrir le mythe d’une mère dénaturée et, par un effet de miroir inversé, celui d’un fils-phénix renaissant de ses cendres.
Pourtant, cette lecture univoque occulte une part essentielle de la démarche de Bazin. Pour lui, l’écriture de ce livre fut peut-être une question de survie psychique. Il fallait tuer la mère symboliquement pour faire naître l’écrivain. Cet acte de matricide littéraire est aussi un acte de naissance. L’œuvre devient un exorcisme par l’encre, une transmutation du réel par l’artifice narratif, où le sujet se réinvente en se lavant de ses propres fautes pour les projeter sur une figure unique. Or, ce qui se dessine en contre-champ, c’est une autre histoire : celle d’un couple bourgeois, Paule et Jacques, confronté à la psychopathologie d’un fils qu’ils tentent, par des moyens parfois désespérés, de sauver de lui-même. La maternité, la filiation, la culpabilité et la vengeance, thèmes centraux de l’œuvre, pivotent alors sur leur axe. Le roman quitte le registre de la libération pour devenir celui d’une condamnation sans appel, où le récit est utilisé pour inverser les rôles et figer l’accusée dans le silence éternel du papier.
Un procureur, pas un poète maudit !
L’immense succès du roman repose sur ce malentendu originel. L’œuvre a cristallisé un archétype puissant, mais comment la juger sans connaître l’artisan et la fange dont il l’a tirée ? La comparaison avec d’autres parias magnifiques de la littérature française s’impose et éclaire par contraste le cas Bazin. Pensons à Jean Genet, lui aussi voleur, fugueur, familier des maisons de correction et des geôles françaises. Comme Bazin, Genet utilise l’écriture pour transfigurer une réalité sordide. Mais là où Bazin travestit la boue en martyre pour accuser autrui, Genet assume la fange et la sublime. Il fait de sa propre abjection une voie vers la sainteté, transformant le vice en une esthétique radicale, sans jamais chercher l’excuse ou la compassion du lecteur bourgeois. Genet invente une vérité poétique supérieure au réel ; Bazin, lui, construit un mensonge factuel pour s’octroyer une vérité morale. Sa démarche est celle du procureur, non du poète maudit.
Un autre parallèle peut être esquissé avec Francis Carco, chroniqueur de la pègre parisienne, dont la vie et l’œuvre flirtent constamment avec les marges, mais qui a aussi connu les foudres d’une terrible violence de la part de son père. « Ce que je sais, j’en ai payé le prix ! », écrivait-il. Chez Carco, la frontière entre l’auteur et les apaches de ses romans se trouble, créant un pacte de lecture ambigu où le lecteur accepte le folklore de l’illégalité. Mais Bazin n’est pas un enfant des fortifs. Il est l’héritier d’une lignée de notables, petit-fils de sénateur. Sa transgression est d’une autre nature : il importe les codes du crime dans le salon bourgeois, non pour en explorer l’exotisme, mais pour s’absoudre d’une trajectoire qu’il refuse d’assumer. Son autofiction ne brouille pas les pistes, elle les efface.
La question morale, dès lors, éclipse l’appréciation stylistique. La littérature, lorsqu’elle devient l’instrument d’une profanation, peut-elle conserver sa pureté ? En s’octroyant le droit de détruire une réputation pour édifier la sienne, Jean Hervé-Bazin soulève un dilemme vertigineux. Il nous confronte à notre propre crédulité, à ce désir collectif de croire au récit du faible contre le fort, même lorsque le faible s’avère être le prédateur. La révélation de cette imposture ne laisse pas seulement un goût amer, elle engendre une immense et douloureuse déception. L’admiration pour l’écrivain se mue en une profonde méfiance envers le voyou, le menteur, le manipulateur et le faussaire.
Le traître aux Belles-Lettres
Peut-être que la plus grande tragédie de Jean Hervé-Bazin n’est pas l’enfance qu’il a décrite, mais celle qu’il s’est inventée, s’emprisonnant lui-même dans un monument littéraire élevé sur une tombe souillée. Et c’est ici que le travail d’Émilie Lanez accomplit son œuvre la plus essentielle. En réparant une injustice mémorielle, elle ne se contente pas de rendre une voix à la figure profanée de sa mère. Plus fondamentalement, elle sert la littérature elle-même. Elle lui offre ce dont toute discipline a besoin pour ne pas sombrer dans l’imposture : un cas d’école spectaculaire, une autopsie de la supercherie littéraire qui rejoint les plus grands scandales du genre.
On pense inévitablement au cas Misha Defonseca et son récit Survivre avec les loups, où une enfance inventée de traque et de survie durant l’Holocauste avait ému le monde avant que la fraude ne soit exposée. Dans les deux cas, c’est le même mécanisme : la captation de la compassion du lecteur par la mise en scène d’une souffrance outrancière, qui interdit toute critique et sanctifie l’auteur. Le livre d’Émilie Lanez devient ainsi un outil indispensable, un précédent qui arme la critique.
L’œuvre demeure, incontestablement, mais sa lecture est à jamais viciée, dédoublée. Le lecteur n’est plus ce complice involontaire d’une diffamation, mais, guidé par Émilie Lanez, il devient le témoin lucide d’une imposture, errant dans les couloirs d’un récit dont il perçoit désormais les fondations pourries. Le chef-d’œuvre subsiste, mais il est désormais hanté par le murmure des fantômes qu’il a dû sacrifier pour se donner le droit d’exister, et l’éclat de son génie ne fait qu’illuminer plus cruellement la noirceur de son âme. Alice Sapritch avait raison : Jean Hervé-Bazin était le pire des espèces de salauds !

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