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Cette anthologie, écrite à quatre mains, croise des textes très connus comme l’Apocalypse de Saint Jean ou l’Enfer de Dante, avec d’autres, plus confidentiels. Avec une grande érudition, elle s’emploie à les contextualiser et à en faire l’analyse. Dans l’introduction, les auteurs mettent en évidence l’omniprésence du diable, en montrant que, si dans de nombreuses cultures, on trouve des figures qui s’en rapprochent, seul le monde chrétien a imaginé cette incarnation du mal absolu. S’agit-il « d’une idée juive », « d’une hantise chrétienne », « d’une obsession musulmane » ? Les auteurs s’intéressent à la naissance du diable au sein du judaïsme, à son importance dans le Nouveau Testament, qui voit en lui un personnage essentiel dans la construction du Christ Sauveur, et enfin à son évolution dans la pensée chrétienne. À partir du XVIIIe siècle, le scepticisme naissant et l’influence de Locke et Hume ne placent plus le diable en enfer mais dans le cœur de l’homme. Face à ses détracteurs, issus de la pensée libertine, les théologiens réaffirment sa réalité. À l’extérieur de l’Église, Satan devient un motif, symbole d’un grand mythe chrétien. S’il reste présent dans le Catéchisme de l’Église catholique, il est contesté par le pasteur Karl Barth, qui rejette cette tradition, ne la trouvant pas assez biblique. Figure protéiforme, il fait chez René Girard, également éloigné de la tradition, l’objet d’une étude anthropologique. Toujours au cœur de notre société, il continue à investir le domaine de la culture, fascinant jusqu’aux groupes de rock.

Les premiers textes : impact de l'Apocalypse de Saint Jean

L’intérêt de ce livre réside dans la présentation et le questionnement des différents discours sur le Diable. Responsable du Mal dès les premiers textes, il revêt de nouvelles caractéristiques chez les Pères de l’Église puis Dante, qui le placent au sommet de la hiérarchie démoniaque. Mais c’est au moment de la Renaissance que les témoignages recueillis auprès des présumées « sorcières » permettent d’élaborer son image actuelle. C’est pourquoi, en regard de cette diversité, les auteurs du livre préfèrent évoquer non pas une, mais des figures.

L’Apocalypse, étudiée au cours des siècles par de multiples exégètes, dont Joachim de Flore, qui l’interprète d’une manière historico-prophétique, Luther, qui y puise du réconfort, ou encore Érasme et Zwingli, interrogeant sa place dans les livres saints, attestent d’une diversité de lectures. Certains, désireux de l’interdire, ne réussissent pas à empêcher sa traduction en français, la plus importante s’avérant celle des Messieurs de Port Royal, soutenus par Nicole et Blaise Pascal. Pour Dante, le Diable réside au centre de la Terre, dans un endroit glacé appelé le Cocyte, traversé d’une fissure qui mène au Purgatoire. Satan, décrit comme l’antithèse de Dieu, est construit sur une dimension tripartite et se trouve emprisonné jusqu’à mi-corps dans la glace. Reconnu pour sa dimension théologique, et recommandé pour la méditation, l’Enfer de Dante « hante les consciences européennes depuis 700 ans ».

Un intérêt renouvelé au XVIe siècle : théologiens, médecins et juristes

Mais certains textes opposent à Lucifer, porteur de lumière, Satan, l’adversaire, que l’on confond fréquemment. En 1508 Le livre de la diablerie d’Eloy d’Amerval, un poème faisant le récit d’un rêve qu’il retranscrit à son réveil, imagine une conversation entre ces deux figures diaboliques. Martin Luther voit dans l’opposition à Dieu l’action du Diable, qui au lieu de lui montrer le chemin vers le Christ le tire vers sa damnation. Luther incite le lecteur à se tourner vers Jésus pour assurer la victoire divine. Vers la fin du XVe siècle, apparaît une autre question, celle des incubes et des succubes, qui abusent sexuellement de leurs victimes et accompagnent les sorcières au sabbat. Ce sujet intéresse les théologiens mais aussi les laïcs, comme au XVI è siècle en Espagne l’historiographe de Charles Quint Pedro Mexia qui a influencé d’autres auteurs. Le Jardin de flores curiosas, de l’inquisiteur Torquemada, sur les manifestations diaboliques, connaît également un grand succès éditorial. Le XVIe siècle apparaît comme l’époque privilégiée de la chasse aux sorcières, même si tous, en particulier le médecin Jean Wier, n’y adhèrent pas. Il préconise une approche chrétienne de la magie qui pourrait s’apparenter à une forme d’animisme, et oppose les magiciens, pactisant avec le diable, aux sorcières, des femmes malheureuses ou imaginatives. Il ne nie pas la présence du diable, agissant tantôt en accord avec Dieu pour éprouver les hommes, tantôt par pure méchanceté. Quant à Jean Bodin, il aborde cette question dans une perspective politique. La répression ecclésiale ne fait pas l’unanimité chez les juristes, certains croyant aux accusations de sorcellerie que d’autres considèrent comme des illusions. Bodin juge la religion nécessaire, dans la mesure où elle intervient dans le cadre de l’État, ce qui n’est pas le cas de la sorcellerie. Il croit aux manifestations démoniaques et s’attache à les traquer, mais se réfère à la philosophie antique pour montrer que le diable, loin d’être une création chrétienne, sévit depuis la Création.

Toutefois, le champion le plus acharné de la lutte contre les sorciers est Nicolas Rémy, qui rédige une Démonolâtrie, en se fondant sur divers témoignages. Enfin, le roi Jacques VI d’Écosse, fils de Marie Stuart, et seul souverain à avoir rédigé un traité de démonologie, a mené de son côté une virulente chasse aux sorcières.

Des procès emblématiques…

Au XVIIe siècle se tiennent des procès en sorcellerie restés célèbres, comme celui, en 1609, au Labourd, dans l’actuel département des Pyrénées Atlantiques, ou celui dit des possédées de Loudun, mené par Jean Joseph Surin.

… aux auteurs de talent

En 1667, c’est l’écrivain John Milton, auteur du Paradis Perdu, qui retrace, en parallèle, la chute de l’homme et celle de Lucifer, mué en Satan, dans un projet ambitieux qui rappelle l’Enéide. Puis, pendant un siècle, c’est la figure de Don Calmet qui domine les études bibliques, en particulier avec son Dictionnaire de la Bible, où figurent les articles « Diable » et « Démon ».

L’omniprésence du Diable et ses manifestations

Au XIXe siècle, le Diable investit la sphère de l’art et de l’ésotérisme. Plusieurs figures émergent chez les théologiens, comme celle du prêtre Auguste Lecanu, dont un ouvrage, ou d’Albert Delaporte du Boisroussel, auteur du livre Le diable existe-t-il ? L’ouvrage de Nicolas Diochon et Philippe Martin, qui ne suit l’ordre chronologique que pour chacune des parties, s’attache ensuite à analyser les multiples incarnations du diable dans le monde, chez les indigènes d’Amérique latine ou en Chine, ou les manifestations démoniaques auprès de Saint Benoît ou Sainte Thérèse d’Avila, soumis à la tentation, en passant par le baquet de Mesmer, présenté comme diabolique, ou le pacte avec le Diable. Mais le développement de l’athéisme, dont le premier texte serait Le Testament du curé Meslier, publié en 1772 par Voltaire, met à mal cette figure terrifiante.

On ne saurait épuiser la richesse de cet ouvrage, richement documenté. Il se révèle passionnant, de par la présentation érudite de textes plus ou moins connus, les rappels historiques, et la réflexion qui sous-tend ce travail. Miroir de nos angoisses, la figure du Diable continue à fasciner. Décrit comme « un satané ouvrage à dévorer de manière endiablée ! », le livre intéressera aussi bien les spécialistes que les curieux.

Diochon, Nicolas & Martin, Philippe, Rencontres avec le diable : anthologie d’un personnage obscur, Le Cerf, 27/01/2022, 1 vol. (397 p.), 24€

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