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Jean-Jacques Bedu est un écrivain et un historien. Non pas un historien de profession, mais un historien de passion, qui a écrit des livres sur des sujets régionaux (l’Occitanie) et des biographies. Pourtant, il semble avoir oublié cette règle de base à laquelle se conforment tous les historiens : ne jamais parler, et surtout ne jamais écrire sur un sujet que l’on ne connait pas, et que l’on n’a pas pris la peine d’étudier. Les historiens préfèrent laisser ce privilège aux idéologues et aux publicistes de tout poil. Jean-Jacques Bedu n’a même pas fait le minimum que l’on est droit d’attendre de quelqu’un qui critique les auteurs d’un livre : lire le livre en question. Sinon, on peut supposer (et espérer) qu’il n’aurait pas écrit toutes ces inexactitudes sur le livre, et qu’il ne se serait pas permis ces propos dénigrants à l’égard des auteurs (“historiens autoproclamés”, “historiens marginaux”, “historiens de pacotille”). La seule source de Jean-Jacques Bedu, ce sont des informations indirectes ou de seconde main, en provenance de personnes animées par l’intention de nuire aux auteurs du livre à l’occasion d’un débat historiographique.

L’ignorance de Jean-Jacques Bedu ne s’arrête pas là : il ne s’est même pas aperçu que l’instance judiciaire qu’il évoque ne concerne en rien l’écriture de l’histoire. Il s’agit d’un procès en diffamation engagés par les auteurs du livre contre le Comité de Vigilance face aux Usages abusifs de l’Histoire (CVUH) qui les a traités d’antisémites et de xénophobe dans leur publication (« Du point de vue de ces historiens révisionnistes, l’autre est l’ennemi, notamment le juif, étranger par définition selon le point de vue des véritables falsificateurs. »). En aucun cas, nous ne poursuivons le CVUH pour nous avoir traités de “révisionnistes” et de “falsificateurs”. En France, l’expression des opinions est libre, mais la diffamation est un délit. Par conséquent, une querelle entre historiens, sur un sujet historique, ne saurait trouver sa conclusion/résolution devant la justice. Contrairement à ce que laisse entendre Jean-Jacques Bedu, il ne nous est jamais venu à l’idée d’engager une procédure contre Laurent Joly qui ne nous a jamais diffamés. Il faut donc le rassurer : il n’y a ici aucune “procédure bâillon” à l’encontre des historiens, aucune judiciarisation du débat historique, et il pourra continuer d’écrire en toute liberté, y compris écrire n’importe quoi sur des sujets qu’il ne connait pas. Il ne lui arrivera rien. 

Comme Jean-Jacques Bedu est très ignorant sur le sujet dont il parle, il faut l’instruire. S’agissant de la Rafle du Vel d’Hiv, ce n’est pas trop difficile, car les faits sont connus et maintenant bien établis. A l’heure actuelle, les seules divergences entre historiens ne concernent que leur interprétation, et notamment le rôle exact de René Bousquet dans la négociation avec les Allemands. Pour le reste, il y a un large consensus parmi les historiens, qui existe de longue date. Ce consensus porte sur deux points principaux.

Tout d’abord, pratiquement tous les historiens de cette période s’accordent pour considérer que la complicité de Vichy dans la mise en œuvre de la solution finale à partir de 1942 est un drame de la collaboration, et qu’elle n’est pas liée à la politique d’antisémitisme d’Etat initiée en 1940. Sur ce point précis, on peut citer Henry Rousso (1) et aussi Jean-Pierre Azema et Michel Wieviorka (2). Par ailleurs, on rappellera aussi que lors du procès de Maurice Papon, ce lien intentionnel/idéologique supposé entre la politique d’antisémitisme d’Etat et les déportations dans le cadre de la Solution finale fut un angle d’attaque des parties civiles et du ministère public, et fut fermement contredit par les historiens venus témoigner, Jean-Pierre Azema et Philippe Burrin (3).

Le deuxième élément du consensus est le suivant : la négociation menée par le gouvernement de Vichy avec les Allemands en juin-juillet 1942 a consisté à protéger les juifs français de la déportation, en sacrifiant les juifs étrangers. Tous les historiens qui ont étudié la question ont écrit la même chose, et on n’en trouvera pas un seul qui dise le contraire. Citons Laurent Joly, qui est la grande référence de Jean-Jacques Bedu : « Et l’historien suscite parfois l’étonnement quand il rappelle que les rafles de 1942 visaient essentiellement des juifs apatrides, que l’étreinte nazie était redoutable, que Vichy, aussi collaborateur et antisémite qu’il ait pu être, n’a accepté de procéder aux rafles massives qu’à la condition d’en exclure les juifs français et que, au bout du compte, 16% de ceux-ci ont été déportés, contre 40% pour les étrangers. » (L’État contre les juifs, Flammarion, Champs histoire, 2020, page V).

Ainsi que nous l’écrivons dans notre livre, cet horrible marchandage porte une signature, celle du gouvernement de Vichy. Elle atteste sa complicité dans la déportation des juifs. En effet, les nazis ne faisaient pas cette distinction, et exigeaient qu’on leur livre également les juifs français (40% des juifs à déporter de la zone occupée dans leurs exigences initiales présentées aux autorités françaises le 26 juin 1942). Citons Serge Klarsfeld, autre grande référence de Jean-Jacques Bedu : « Cette concession est irritante pour Dannecker et pour Eichmann, qui préféreraient voir leur programme réalisé avec une importante proportion de juifs français, amorce d’une déportation totale des juifs de France. » (Vichy-Auschwitz, Fayard, 2001, page 107). En compensation, Vichy livrera 10 000 juifs étrangers ou apatrides de la zone sud aux Allemands, alors que ces derniers n’avaient aucun moyen de s’en emparer. Quant au sort tragique des enfants des déportés, dont beaucoup étaient de nationalité française par leur naissance sur notre sol, qui ne voit que le gouvernement de Vichy ne leur a jamais reconnu la qualité de Français ? Dès lors, comment est-il possible de dire que nous avons voulu diminuer la responsabilité propre du gouvernement de Vichy dans ce drame, alors même que nous le décrivons dans notre livre comme un acteur essentiel de la déportation des juifs, nullement passif et négociant avec les Allemands ?

C’est la raison pour laquelle nous pensons que la xénophobie, et non pas l’antisémitisme, fut le fil conducteur des décisions des autorités de Vichy tout au long du drame de la déportation. La politique antisémite était déjà en place en France depuis octobre 1940, et elle donnait tous ses effets. Mais la Shoah n’était pas au programme : les autorités de Vichy n’avaient aucune intention génocidaire à l’encontre des juifs, tous les historiens s’accordent sur ce point. Mais ils voulaient se débarrasser des Juifs étrangers, les “indésirables”. En définitive, le seul lien qu’il soit possible de faire entre la législation antisémite de 1940 et la complicité dans la mise en œuvre de la Solution finale, c’est la xénophobie. Elle était déjà présente dans la loi du 4 octobre 1940, qui permettait aux préfets d’interner les étrangers de “race juive” (à distinguer de la loi du 3 octobre 1940 sur le “statut des juifs”), et elle sera au cœur de la négociation du 2 juillet 1942 entre les autorités françaises et les Nazis.

L’antisémitisme explique d’autant moins la collaboration du gouvernement de Vichy aux déportations que ce dernier a d’abord refusé les demandes allemandes lorsqu’elles furent présentées au conseil des ministres du 26 juin 1942. Citons encore une fois Serge Klarsfeld : « Un tel refus sur toute la ligne et dans les deux zones pour une participation active française à la phase d’arrestation qui doit précéder la phase de déportation, est le signe que, de lui-même, le Gouvernement de Vichy n’aurait pas pris l’initiative de faire déporter de France les Juifs étrangers vers une destination que les officiels français ne pouvaient augurer que fatale. L’impulsion est venue du côté allemand. » (Vichy-Auschwitz, Arthème Fayard, 2001, page 88).

On sait ce qu’il advint. Le gouvernement de Vichy, engagé dans sa politique de collaboration, finit par céder aux injonctions allemandes, mais à la condition que les juifs français soient épargnés. C’est-ce que nous dit le compte-rendu allemand de la fameuse réunion du 2 juillet 1942, où est scellé l’accord entre les deux parties : « C’est pourquoi on s’est arrêté à l’arrangement suivant : puisque, à la suite de l’intervention du Maréchal, il n’est pour l’instant pas question d’arrêter des Juifs de nationalité française, Bousquet se déclare prêt à faire arrêter sur l’ensemble du territoire français, et au cours d’une action unifiée, le nombre de Juifs ressortissants étrangers que nous voudrons »  (cité par Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz, op. cit., page 99). Il faudra donc que Jean-Jacques Bedu nous explique pourquoi le gouvernement de Vichy, s’il était guidé exclusivement/principalement par sa politique antisémite, a voulu exclure les juifs français de la déportation.

Par conséquent, on voit bien que Jean-Jacques Bedu n’a strictement rien compris au drame qui s’est joué en juin-juillet 1942. En effet, il écrit ceci : « Affirmer que Vichy n’était mu que par la xénophobie revient à exonérer ce régime de sa part déterminante dans la Shoah en France. » C’est tout le contraire : c’est précisément la xénophobie qui va expliquer la part déterminante du gouvernement de Vichy à la Shoah. Cette politique xénophobe a évidemment été protectrice pour les juifs français, ainsi que l’admet Laurent Joly lui-même dans l’extrait cité plus haut, mais au prix du sacrifice des juifs étrangers.

Il reste à examiner maintenant le statut de la xénophobie par rapport à l’antisémitisme dans l’histoire du régime de Vichy. C’est peut-être l’aspect le plus intéressant du texte de Jean-Jacques Bedu en ce qu’il révèle une certaine façon de voir l’histoire de cette période. Doit-on systématiquement reléguer la xénophobie au second plan, comme si elle n’avait existé que de façon subsidiaire par rapport à l’antisémitisme ? A l’évidence, c’est ce que pense Jean-Jacques Bedu. Pourtant, le rejet des étrangers, des “indésirables”, traverse toute l’histoire de cette période. Les gens de Vichy ont même commencé par cela, avec la loi du 22 juillet 1940 sur les dénaturalisations. Et ensuite, au moment des déportations, quand, après s’en être pris aux juifs étrangers et apatrides, les Allemands ont voulu se saisir des juifs français, le gouvernement de Vichy a refusé d’accéder à leur demande, et leur a proposé en compensation une loi de dénaturalisation pour les Français naturalisés à partir de 1933. La xénophobie est donc centrale dans cette histoire, et plus particulièrement à l’occasion des déportations.

Sans doute, faut-il voir dans ce déni de réalité une manifestation de ce que l’on peut appeler le syndrome du paradigme exclusif : de nos jours, toute discussion ou débat sur le régime de Vichy doit se ramener à la question de l’antisémitisme. Le reste ne saurait entrer en ligne de compte ou, au mieux, doit être relégué au second plan. Il y a déjà bien longtemps, l’historien Henry Rousso avait identifié ce phénomène, qu’il décrivait avec beaucoup d’acuité et de pertinence (Vichy – L’événement, la mémoire, l’histoire, Éditions Grasset, 1992, pages 468-471 : l’antisémitisme français, un paradigme exclusif). Ce qu’il avait mis au jour il y a plus de trente ans est toujours vrai aujourd’hui.

Mais il y a aussi quelque chose de plus profond, qui est apparu en pleine lumière lors des débats suscités par Éric Zemmour, à la suite de son livre Le Suicide français, et aussi à l’occasion de la dernière campagne présidentielle. Quand, pour illustrer la politique de préférence nationale qu’il entend promouvoir, il a énoncé, pour s’en féliciter, que le régime de Vichy avait discriminé les juifs étrangers par rapport aux juifs français au moment des déportations de 1942, il s’est passé un étrange et très troublant phénomène. En effet, ses propos ont été largement interprétés par ses contempteurs comme une « tentative de réhabilitation » du régime de Vichy. C’est ce que nous avons entendu répéter en boucle dans les médias, avec la contribution de nombreux historiens qui ne se sont probablement pas rendu compte que, par voie de conséquence, ils ne faisaient que reprendre à leur propre compte cette justification du « moindre mal » qui fut l’axe de défense de Laval et Bousquet quand ils furent jugés après la Libération (4). J’y ai vu, pour ma part, la manifestation d’un retour du refoulé de la société française par rapport à la question de l’immigration. Il fallait à tout prix condamner Zemmour (sous l’incrimination de réhabilitation du régime de Vichy), car ce qu’il disait allait dans le sens de ce que nous dictait notre inconscient xénophobe : c’était en effet moins grave de sacrifier des étrangers pour protéger des Français.

Il faut mettre ce phénomène en relation avec les propos de Jean-Jacques Bedu, dont la gravité n’échappera à personne : « refuser l’anesthésie d’une mémoire édulcorée », « des vies broyées parce qu’elles étaient juives, et non parce qu’elles auraient été seulement “étrangères” », « Mal nommer Vichy — l’édulcorer en simple xénophobie —, c’est mentir aux morts, trahir les vivants et préparer les désastres à venir », « quand on atténue, on absout ; quand on “euphémise”, on pave la voie aux mêmes ténèbres ». N’en jetez plus, la cour est pleine.

En d’autres termes, oser dire ou écrire, comme nous l’avons fait, que des juifs français ont été remplacés par des juifs étrangers dans les trains de la mort, c’est “édulcorer“, “euphémiser“, “atténuer” l’antisémitisme du régime de Vichy ! Bref, ce serait moins antisémite de sacrifier un juif étranger pour protéger un juif français. Je suis bien certain que ce n’est pas ce qu’a voulu dire consciemment Jean-Jacques Bedu, mais c’est bien l’implication de ses propos. Je ne peux manquer d’y voir une autre manifestation de ce retour du refoulé, au sens psychanalytique du terme, que je viens d’évoquer. Jean-Jacques Bedu lutte contre son inconscient xénophobe. Il lui faut absolument rejeter l’idée que la xénophobie puisse être à la source des décisions du gouvernement de Vichy lors de la déportation des juifs en 1942, car, au plus profond de son inconscient, cela l’impliquerait lui-même dans ce drame. “ÇA parle“, “ ÇA souffre“, disait Jacques Lacan. Cela explique la sévérité, et même la violence de ses propos à notre égard.

Pour finir, revenons à des considérations plus générales. La France était atteinte depuis les années 1930 d’une vague de xénophobie sans précédent. Celle-ci annonçait, en partie, ce qui s’est passé ensuite en France à partir de 1940. Il aurait été grandement salutaire que le Président Macron le rappelle avec force lors de son discours de Pithiviers du 17 juillet 2022, et fasse ainsi le lien avec notre présent. Il ne l’a pas fait, la xénophobie n’a pas été évoquée, le mot même n’a pas été prononcé. Vu l’état actuel du débat public sur la question de l’immigration, ce discours de Pithiviers fut une grande occasion manquée. Peut-être même une faute. C’est après en avoir pris connaissance que nous avons décidé d’écrire ce livre. Ce dont le CVUH nous fait grandement reproche, et nous vaut d’être mis en cause publiquement de la façon la plus infâme qui soit.

Avec le soutien actif de Jean-Jacques Bedu, grand prescripteur de morale, qui n’hésite pas à mêler le nom d’Albert Camus à cette infamie.

1 – Henry Rousso, Vichy – L’événement, la mémoire, l’histoire, Éditions Grasset, 1992, page 470 : « Le régime de Vichy a franchi un pas décisif entre sa politique d’exclusion sociale des juifs, en 1940-41 – dans une législation que l’on sait, notamment grâce à Robert Paxton, avoir été en partie autochtone et non issue des seules pressions allemandes –, et sa participation de 1942 à 1944 à la Solution finale – qui s’inscrivait, elle, dans sa politique de collaboration d’Etat, et dans le cadre d’une pression allemande, cette fois très forte. »

2 – Jean-Pierre Azema et Olivier Wieviorka, Vichy 1940-1944, Perrin, 2004, page 105 : « Fondée sur l’exclusion, (la politique d’antisémitisme d’Etat) ne vise pas à l’extermination. Pourtant, les logiques de collaboration y conduisent. » 

3 – Éric Conan, Le procès Papon, Gallimard, 1998, pages 55-56 en ce qui concerne Jean-Pierre Azema, et pages 62-63 en ce qui concerne Philippe Burrin.

4 – Cette idée est reprise par Laurent Joly dans son article de la RHMC : notre livre « s’inscrit dans une histoire de l’histoire de Vichy et des crimes de la collaboration qui, depuis des décennies, ont suscité toute une littérature visant à en minimiser la gravité, jusqu’aux récentes provocations d’Éric Zemmour … selon lequel “Vichy a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers”. » Ce qui signifie, dans l’esprit de Laurent Joly, que le fait d’écrire que le gouvernement de Vichy a froidement sacrifié les juifs étrangers pour protéger les juifs français revient à “minimiser la gravité” du crime commis.

René Fiévet

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