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Roman fascinant d’Elif Shafak sur l’eau et l’exil

Elif Shafak, Les fleuves du ciel, traduction Dominique Goy-Blanquet (français), Flammarion, 20/08/2025, 512 pages, 24€

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Le monde que brosse Elif Shafak dans Les fleuves du ciel est un monde en surchauffe : les digues lâchent, les voix oubliées remontent à la surface, les fleuves jadis porteurs de civilisation deviennent les témoins de la barbarie. Dans ce roman polyphonique et engagé, la mémoire — historique, familiale et intime — se confond avec l’eau. Trois grandes thématiques émergent alors, comme des rivières souterraines qui irriguent l’œuvre et en constituent la puissante ossature.

Comment une goutte de pluie relie un roi assyrien à notre époque

Dès les premières pages, le roman s’ouvre sur une genèse, une cosmogonie où l’infiniment petit contient la totalité du monde : une goutte de pluie tombant sur la chevelure du roi Assurbanipal en 630 avant notre ère. Cette particule d’eau devient le fil d’Ariane, le témoin silencieux dont la trajectoire — évaporation, condensation, chute — tisse une cartographie sensible reliant trois destins au seuil de leur propre métamorphose. Nous rencontrons Arthur Smyth, né en 1840 dans les bas-fonds fangeux d’un Londres victorien, dont la mémoire phénoménale devient à la fois sa bénédiction et sa malédiction ; puis Naryn, jeune fille yézidie dont l’enfance au bord du Tigre, en 2014, est brutalement interrompue par la montée du fanatisme ; et enfin, Zaleekhah, hydrologue londonienne qui, en 2018, trouve dans l’étude des courants fluviaux un écho à ses propres origines mésopotamiennes et aux fractures de son âme. Le récit navigue ainsi entre des lieux qui sont eux-mêmes des personnages à part entière : Ninive la magnifique, cité engloutie sous la poussière de ses propres mythes, et la Tamise, artère boueuse charriant les secrets d’une modernité cruelle. Le roman ne se contente pas de raconter, il installe d’emblée un univers où les éléments — la pierre des tablettes, l’eau des fleuves — possèdent une agentivité, une conscience qui défie la temporalité humaine.

L’Épopée de Gilgamesh : la clé philosophique pour décrypter « Les fleuves du ciel »

L’une des plus grandes forces du roman réside dans sa structure narrative, où l’Épopée de Gilgamesh agit comme un foyer philosophique, un récit fleuve irriguant les trois trames temporelles. La quête d’Arthur pour retrouver les vers manquants du poème devient une métaphore de la démarche même d’Elif Shafak : exhumer les fragments d’une histoire mutilée pour en reconstituer le sens. Le motif du texte perdu ou interdit se décline à travers la bibliothèque incendiée d’Assurbanipal, les traditions orales des Yézidis menacées d’extinction, et la fameuse tablette bleue de Gilgamesh, gravée de lapis-lazuli et dédiée non pas à un dieu masculin du pouvoir, mais à Nisaba, la déesse sumérienne de l’écriture, sciemment effacée de l’histoire. La romancière orchestre alors une véritable archéologie du silence, donnant une voix aux figures marginalisées, à ces « nombreux bardes, baladins et conteurs sur cette terre » qui « tissons des poèmes, des chants, des histoires à chaque souffle« . Le roman devient ainsi une méditation sur la nature même du savoir : comment est-il construit, par qui, et surtout, au détriment de qui ? La polyphonie narrative n’est plus une simple technique, mais un acte politique, une manière de faire entendre les voix que le récit officiel a tenté de noyer.

Une œuvre puissante, essentielle et aussi vivante que l’eau

Tout au long du livre, la citation « L’eau a une mémoire. Les fleuves ont un don spécial pour le souvenir » fonctionne comme une clé de voûte. Loin d’une simple métaphore poétique, elle ancre le récit dans des problématiques éminemment contemporaines. La crise de l’eau, que Zaleekhah étudie avec la rigueur de la scientifique, reflète la crise plus profonde des sociétés humaines : la destruction du barrage d’Ilisu sur le Tigre n’est pas qu’une catastrophe écologique, elle est l’aboutissement d’une logique de pouvoir qui, de l’Empire assyrien à nos jours, cherche à domestiquer, détourner et asservir les fleuves comme les peuples. L’exil de Naryn, fuyant la barbarie de Daech, trouve une résonance dans le déracinement d’Arthur, cet enfant des taudis qui ne se sent jamais véritablement à sa place, même au faîte de sa gloire.

Elif Shafak tisse des liens subtils entre la possession des artéfacts culturels dans les musées occidentaux et la dépossession des peuples de leur propre histoire. Elle suggère que la littérature, en particulier le roman, est peut-être le seul lieu où ces fragments peuvent être réunis, où la survivance devient possible non par la conquête, mais par l’écoute et l’empathie. Les fleuves du ciel se révèle alors être une profonde réflexion éthique : face à un monde qui fragmente, qui efface et qui oppose, il propose une éthique de la réconciliation, où chaque destin, aussi infime soit-il, est une rivière se jetant dans le grand océan de l’expérience humaine. Il nous rappelle que le premier vers de la plus vieille épopée du monde, « Celui qui a connu le fond des choses… », est une invitation intemporelle à plonger dans les profondeurs de notre propre mémoire collective, là où le personnel et l’universel se confondent, pour y trouver non pas l’immortalité, mais la fragile et précieuse continuité du vivant.

En archéologue des âmes et sourcière des mémoires, Elif Shafak fait jaillir les fleuves souterrains de l’Histoire là où régnait le silence, et nous offre avec ce roman une œuvre aussi puissante, essentielle et vivante que l’eau.

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