Malika Aït Gherbi, Baya à l’aube, Éditions MaeloH, 08/09/2025, 196 pages, 18€
Avec Baya, à l’aube, Malika Aït Gherbi déploie un récit qui traverse les strates de l’identité française contemporaine en suivant la trajectoire de Baya, dix-neuf ans, fille aînée d’une famille harki installée à Monville, village de la Pévèle dans le Nord. L’autrice tisse ici un roman d’apprentissage qui explore simultanément la mémoire familiale, la condition féminine, l’exil intérieur, la violence domestique, la quête de liberté, les assignations sociales et la construction de soi par l’éducation et la littérature.
Une mémoire française encore taboue
Le roman s’ancre dans un pan méconnu de l’histoire française : le destin des harkis après l’indépendance algérienne. Daoud, le père de Baya, porte en silence le poids d’un engagement qui fit de lui un traître pour les siens, un embarras pour la France, emprisonné à la Maison Carrée d’Alger, torturé, finalement transféré en France où l’attend une vie d’ouvrier précaire puis de chômeur. Malika Aït Gherbi éclaire cette trajectoire avec une justesse documentaire : « Harki dans sa jeunesse, travailleur pour construire sa vie en France, chômeur, sa place de père était le dernier royaume qu’il lui restait. Son honneur en dépendait ». Cette phrase sculpte la condition d’un homme dépossédé de tout sauf de sa dignité paternelle. L’autrice réussit à montrer comment l’histoire collective se dépose dans les corps, dans les gestes, dans les silences qui structurent la vie familiale.
La violence comme transmission
Au cœur du roman palpite une question brûlante : comment les femmes transmettent-elles aux filles le malheur d’être femme ? Ouardia, la mère, incarne cette figure tragique qui reproduit sur sa fille aînée la violence qu’elle a elle-même subie. « Tu ressembles à une pute ! T’devrais avoir honte ! », lance-t-elle à Baya. Malika Aït Gherbi creuse avec une acuité remarquable la psychologie de cette femme exilée, mariée à seize ans, mère de six enfants, qui trouve dans la maltraitance de sa fille un exutoire à sa propre souffrance. Le roman dévoile ainsi la mécanique implacable des violences intrafamiliales et de la misogynie intériorisée, montrant comment « la détestation des filles et des femmes était sa seule parade ».
Face à cet enfermement, Baya découvre dans les études un espace de respiration vitale. La bibliothèque universitaire devient son refuge : « Dans ce temple de la connaissance, personne ne mettait en question les raisons de sa présence ». Malika Aït Gherbi magnifie le rapport salvateur de son héroïne aux livres, à la littérature française – Prévert, Vian, Balzac – qui lui offrent un monde où exister autrement. L’autrice dépeint avec finesse la tension entre l’univers familial où Baya demeure corvéable et invisible, et l’université où elle construit une identité propre. Cette dichotomie structure l’ensemble du récit : « Plus Baya plongeait dans l’océan immense de la littérature et de ses études, plus elle s’éloignait du rivage algérien ».
Une écriture de l'intime et du politique
Le style de Malika Aït Gherbi allie sobriété et puissance évocatrice. Les phrases courtes alternent avec des périodes plus amples qui épousent le rythme intérieur des personnages. L’autrice privilégie le présent de narration qui ancre le lecteur dans l’immédiateté des scènes domestiques, des trajets en bus, des soirées étudiantes. Elle sait aussi ménager des instants de grâce, comme cette scène où Baya découvre le maquillage dans une parfumerie et où une femme lui prodigue des conseils avec bienveillance, rare moment de sororité dans un univers hostile.
Le roman intègre également des éléments de culture populaire – la télévision, les émissions de Michel Drucker, la musique de Michel Berger – qui révèlent la tension idéologique du monde ouvrier des années 1990. Ces références cartographient un imaginaire de classe : Ouardia trouve refuge dans les émissions de variétés où « Michel Drucker. Élégant, gentil et courtois. Le mari idéal » incarne un modèle bourgeois inaccessible, tandis que les paroles de Michel Berger scandent les désirs contrariés de Baya. Malika Aït Gherbi met ainsi en scène l’aliénation par la consommation culturelle de masse, où la télévision devient « un refuge qui occupe une place disproportionnée » et empêche toute prise de conscience politique. Simultanément, l’autrice montre comment Baya s’émancipe par l’accès à une culture légitime – Balzac, Chateaubriand, la Bible – qui lui ouvre les portes de la mobilité sociale. Cette double circulation culturelle révèle les mécanismes d’assignation et d’échappement qui travaillent les classes populaires françaises de cette époque charnière.
Une aube qui promet
Baya, à l’aube s’inscrit dans la lignée des récits de filiation contemporains qui interrogent l’héritage postcolonial français. Malika Aït Gherbi donne voix à une génération prise entre deux rives, contrainte de compartimenter sa vie pour survivre. Son héroïne incarne cette jeunesse française issue de l’immigration qui conquiert sa liberté par l’éducation et l’arrachement géographique, tout en portant le poids des secrets et des traumatismes familiaux.
Ce premier roman frappe par sa capacité à embrasser la complexité des destins individuels tout en éclairant les mécanismes sociaux qui les déterminent. Malika Aït Gherbi signe un texte qui ouvre une brèche dans le récit national en restituant aux trajectoires harkies leur part d’ombre et de dignité, là où l’histoire officielle préférait le silence ou la récupération politique.

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